La gauche en Europe

Cet article n’examine pas les stratégies de gauche nécessaires, ni n’aborde l’influence des médias et du capital, ni non plus d’ailleurs ne traite de l’évolution des structures sociales et des modes de production. Pas davantage il ne se penche sur les relations néocoloniales et de genre, et il ne se préoccupe pas non plus enfin de la crise épistémologique (c’est-à-dire de la crise de la raison), ni de la crise sociétale du care, ni de la catastrophe écologique sur notre planète. Ces questions restent en attente d’être réglées, tout comme le problème de nos attentes versatiles envers les partis, ou encore celui de savoir si la forme « parti », déjà vieille de 150 ans, est encore valide. Mais l’actualité récente, qui concerne la force des partis de gauche et leur participation gouvernementale en Europe, permet par elle-même d’arriver à des conclusions de poids.

La gauche française affiche un succès particulièrement significatif : Jean-Luc Mélenchon, candidat du mouvement La France insoumise (LFI), a mené le camp de la gauche à un score de 22 % lors de la présidentielle 2022. Cependant, il ne s’est pas hissé au second tour face à Emmanuel Macron, notamment en raison de la forte fragmentation d’une gauche dispersée en sept candidatures. Lors de la campagne électorale, Mélenchon s’est courageusement rangé du côté des opprimé·es de race, de la paix et du désarmement. Il dispose d’une base électorale stable parmi les pauvres, les précaires, les personnes discriminées pour leur couleur de peau ou leur origine, et parmi la jeunesse ouvrière. Début mai, une alliance de gauche a été formée en prévision des législatives de juin. Celles-ci sont moins populaires en France et plus difficiles à gagner en raison d’un mode de scrutin majoritaire. Sous le nom de Nouvelle union populaire écologiste et sociale (NUPES), la LFI, les Verts, le PCF et le Parti socialiste ont réuni leurs forces pour une alliance historique avec l’espoir de fournir le Premier ministre, et d’assurer un contrepoids à Macron au Parlement. On peut y voir un appel à l’unification pour la gauche à travers l’Europe.

Il y a apparemment un rapport inversé entre la force de la gauche et celle de la social-démocratie dans certains pays : en France et en Grèce, les partis socialistes ont été quasi effacés du paysage politique et sont en train d’être remplacés par une gauche forte. En Allemagne et au Portugal, en revanche, où la social-démocratie a repris des forces, la gauche a perdu.

Durant sa campagne lors des législatives anticipées de janvier, le président socialiste du Portugal António Costa est parvenu à diaboliser les partis de gauche (le Bloc de gauche et le Parti communiste) qui soutenaient précédemment son gouvernement minoritaire. Ces attaques se sont révélées beaucoup plus agressives que ses autres attaques contre la droite. Le suffrage obtenu par les deux le Bloc de gauche et le Parti communiste a chuté, passant de 9,5 % et 6,3 % respectivement à environ 4,4 %, et Costa dispose maintenant de la majorité absolue pour gouverner.

Les sondages d’opinion et les médias ont joué un rôle critiquable ici d’influence sur l’électorat. Ils avaient annoncé à tort en effet un coude-à-coude serré entre partis du centre. De plus se profilait le scénario inquiétant d’une coalition d’extrême droite au pouvoir si les socialistes venaient à perdre ces élections. En réalité, l’électorat n’a pas opéré de migration significative d’un camp politique à l’autre entre droite et gauche. Cela signifie que, contrairement à ce qui se passe dans de nombreux autres pays européens, il existe encore une majorité de gauche au Portugal, laquelle a permis de repousser la droite.

Le soutien au gouvernement est-il fatal pour les partis de gauche radicale ?

Durant la période 2015-2019, au cours de laquelle les partis de gauche soutenaient le gouvernement portugais, il a été possible de rétropédaler sur plusieurs « réformes » néolibérales de la « troïka » et d’engager diverses améliorations sociales. Après les élections de 2019, Costa n’a pas renouvelé son accord avec la gauche, préférant le soutien des député·es du camp libéral, ainsi que celui de la droite pour certaines lois. Pour les partis de gauche radicale et leurs exigences de réformes sociales et du travail, un tel cours des choses ne pouvait qu’être désastreux, mais cela allait dans le sens de intérêts des associations d’employeurs.

En République tchèque, le Parti communiste de Bohême et Moravie (KSČM) a connu un massif recul après son soutien au gouvernement néolibéral et corrompu du parti ANO. Comme les sociaux-démocrates, le Parti communiste n’a pas réussi à atteindre le seuil des 5 %, et il n’est plus représenté au Parlement. Après la transition, le KSČM a été le seul parti successeur des partis communistes du socialisme réel en Europe qui a continué d’inclure le communisme dans son nom tout en conservant sa place au Parlement. En 2002 encore, il représentait la troisième force parlementaire avec 18,5 %. Mais ce résultat a chuté au fil des élections suivantes, tombant à 7,8 % en 2017. Le score a suffi cependant pour faire du KSČM le faiseur de roi d’un gouvernement minoritaire dirigé par l’oligarque et fondateur d’ANO, Andrej Babiš, qu’il a soutenu par un accord de non-obstruction. C’était peut-être une erreur. Un autre problème est que la base militante et l’électorat du KSČM sont d’âge moyen très élevé, et le parti peine à renouveler ses instances. Du moins le KSČM a-t-il élu à sa présidence la jeune députée européenne Kateřina Konečná. La confirmation de sa présidence par le congrès du parti date de mai 2022. Il reste à voir si elle saura inaugurer un nouveau printemps politique.

Une gauche stablement instable

DIE LINKE en Allemagne a subi presque le même sort que le Parti communiste tchèque. Le parti n’a pu rester au Bundestag que grâce à ses trois mandats directs obtenus. Ce recul s’explique notamment par un manque de stratégie, des conflits internes au parti et l’incommodité de se faire une place entre les Verts et les sociaux-démocrates. Le Parti social-démocrate (SPD) a fait campagne pour un salaire minimum rehaussé à 12 euros et DIE LINKE a proposé un euro de plus, sans être en capacité le mettre en œuvre. À cela s’ajoute la difficulté de manœuvrer stratégiquement sur d’autres questions comme le retrait des troupes d’Afghanistan. Une discussion stratégique hautement nécessaire a pu s’ouvrir, mais elle s’est embourbée dans la crise de COVID-19. La stratégie politique reste donc floue aux yeux d’une bonne partie de l’électorat. Les débats actuels semblent davantage tournés vers les affaire internes et le parti ne semble pas sur l’offensive face au gouvernement de coalition belliqueux en place. Le congrès du parti en juin à Erfurt porte les espoirs d’un nouveau départ.

Dans les pays nordiques, les partis de gauche se positionnent également en soutien aux gouvernements sociaux-démocrates ou – comme en Finlande – sont impliqués dans le gouvernement sans s’en trouver déstabilisés. Mais là aussi, ils sont confrontés au même dilemme : participer ou soutenir des gouvernements dirigés par des sociaux-démocrates et partager la responsabilité de leurs échecs, ou rester dans l’opposition, se privant alors d’influence. En particulier sur les thèmes de la militarisation et de l’OTAN, ces partis sont confrontés à des questions difficiles. Au Danemark, la liste Alliance Rouge-Verte/Unité a progressé lors des élections régionales, devenant même la principale force politique à Copenhague. Néanmoins, elle n’a pas remporté le siège de maire en raison du non-soutien des autres partis, ce qui montre aussi combien la volonté populaire exprimée dans les urnes dispose finalement d’une influence limitée dans la répartition du pouvoir.

La gauche (de retour) au gouvernement ?

À Chypre, le Parti progressiste du peuple ouvrier (AKEL), qui a gouverné le pays de 2008 à 2013, a obtenu 22,3 % aux législatives de 2021.

En Espagne, Unidas Podemos (UP), qui regroupe l’alliance de la Gauche unie (parti communiste et autres groupes de gauche) et Podemos, participe au gouvernement dirigé par les socialistes (PSOE), aux côtés également du Parti socialiste de Catalogne. Le gouvernement de coalition a été formé en janvier 2020 au terme de plusieurs tours d’élections, alors que le PSOE n’avait pratiquement pas d’autre choix. Ce n’est qu’ainsi contraints que les socialistes ont accepté de gouverner avec un parti à leur gauche et de répondre donc aux souhaits exprimés par l’électorat. Pour Unidas Podemos, cela signifiait entrer au gouvernement en tant qu’un partenaire relativement affaibli en dépit de l’essor spectaculaire de Podemos en 2015. La figure la plus populaire de ce « gouvernement progressiste » est la ministre du travail communiste indépendante Yolanda Díaz. Au terme d’une session épineuse en raison de la faible majorité parlementaire, elle a fait adopter une nouvelle loi sur le travail au Parlement qui renforce les droits à la négociation collective. Elle fait partie des nouveaux possibles leaders d’Unidas Podemos après le retrait soudain de Pablo Iglesias de la vie du parti en 2021.

De nouvelles élections apparaissent probables en Grèce cet automne. Le gouvernement conservateur se signale par sa mauvaise gestion, qu’il s’agisse de la pandémie, des feux de forêt ou du chaos engendré par la neige. Mais, indépendamment même de cela, les dates officielles d’élections en Grèce sont rarement respectées. Autrement dit, tout le monde se prépare à de nouvelles élections. Face à la domination conservatrice du parti Nea Dimokratia et des médias, Alexis Tsipras et Syriza planifient une alliance progressiste, avec toutes les forces de gauche, progressistes et démocrates. Au pouvoir de 2015 à 2019, Syriza n’a engrangé aucun bénéfice de la crise sanitaire et se maintient autour de 27 % dans les sondages. Le parti a tenu son troisième congrès en avril – le premier depuis six ans en raison de la crise de COVID-19 – et reste en bonne voie de devenir un parti de masse. Lors de son allocution, le dirigeant du parti Tsipras a présenté un programme politique de réformes de gauche radicale.

Après son succès électoral en Irlande du Nord, il semble probable que le Sinn Féin, parti socialiste et nationaliste, soit proclamé gagnant des élections et, s’il entre au gouvernement, en vienne à lancer peut-être un référendum pour une Irlande unie.

En Slovénie, l’homme d’affaires libéral Robert Golob, avec lequel le grand public n’a vraiment fait connaissance que quelques mois avant le scrutin, a remporté les élections avec son parti Mouvement Liberté face au premier ministre sortant Janez Janša, dont il a été le principal concurrent pendant la campagne. Le parti de gauche Levica, fondé en 2014, a vu quant à lui fondre ses suffrages, avec un soutien en baisse de plus de moitié dans l’électorat, pour un score final de 4,4 % qui lui a tout juste permis de conserver une représentation parlementaire. Néanmoins, il fait aujourd’hui partie du gouvernement Golob ensemble avec le Parti social-démocrate. Le chef du parti Luka Mesec est vice-Premier ministre et Levica a obtenu trois ministères.

Hongrie et Serbie : sur les bulletins de vote, une gauche absente, ou nouvelle

En Hongrie, l’alliance de l’opposition, particulièrement large mais néolibérale (allant du centre-gauche à la droite), a perdu début avril contre Viktor Orbán. Quant à la gauche radicale, en raison notamment d’entraves et blocages extrêmement lourds à son encontre sur les plans financier et organisationnel, elle n’a pas figuré sur les bulletins de vote.

En Serbie, le Parti progressiste serbe au pouvoir est parvenu à se maintenir en place grâce à une victoire à la Pyrrhus. Quant à l’alliance de gauche Moramo (« Nous devons le faire »), elle a réussi pour la toute première fois son entrée au Parlement, remportant 14 mandats à Belgrade.

Conclusion

La gauche ne peut croître qu’au moyen d’alliances. La gauche communiste en République tchèque, en Italie, au Portugal et en France, mais aussi le renouvellement des gauches en Allemagne et au Portugal, tout comme encore le projet de gauche en Espagne, sont en déclin dans élections et sondages. De petits partis qui soutiennent des gouvernements sociaux-démocrates ne peuvent pas compter sur le soutien de ces gouvernements. La transformation de l’Europe en une union sociale et écologique ne peut réussir que dans le cadre d’une alliance forte des forces progressistes.

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Voir également :

La récente campagne de La Gauche au Parlement européen : Power to the People!