• Qui sont ceux qui se mobilisent sur les places ? Réflexions sur « Nuit debout » à Paris

  • Par Yann Le Lann | 22 Aug 17 | Posted under: France , Mouvements sociaux et syndicats
  • Fin mars, à la suite d’une manifestation contre la loi travail, des manifestants décident de ne pas rentrer chez eux. Ils se donnent rendez-vous place de la République pour veiller, débattre de la société à construire. Le mouvement « Nuit debout » est né. Il est difficile de chiffrer son ampleur en nombre de participants mais on peut dire d’emblée que cette occupation de la place de la République engage un mouvement de soutien profond et de nombreux débats au sein de la société française. « Nuit debout » est à bien des égards une forme de mobilisation nouvelle qui bouscule les codes politiques. Son image est très positive dans la société. Même si les sondages ont fluctué, jusqu’à 60 % des français ont dit soutenir « Nuit debout » et 47 % des jeunes se sont dits prêts à s’y engager. Cependant, la nature innovante de ce nouveau mode d’action, composé de militants venus d’horizons très divers, a rendu l’identification des participants particulièrement difficile et sujette à débats.

    Dans l’univers médiatique tout s’est passé comme si la valeur que l’on pouvait attribuer à cette action dépendait directement des qualités sociales des personnes qui participaient à l’occupation de la place ; sans pour autant qu’aucun média ne diligente la moindre enquête sérieuse sur le sujet. Une partie des journalistes et de la classe politique s’est, la plupart du temps, contentée de jugements hâtifs.

    Les opposants ont surinvesti l’idée qu’il s’agissait, notamment, d’un mouvement « petit-bourgeois » ou « bobo », sous-entendant ainsi, qu’il était déconnecté de la réalité économique et sociale des milieux populaires. Plus les observateurs étaient ancrés dans la droite française, plus le mouvement semblait relever d’une démarche utopique portée par une poignée de privilégiés.

    De leur côté, les observateurs bienveillants vis-à-vis du mouvement ont, d’une certaine manière, et sans pour autant invalider la démarche de « Nuit debout », repris à leur compte cet « étiquetage ». Ils ont décrit un mouvement jeune possédant du capital culturel. C’est d’ailleurs une auto- analyse proche qu’ont portée les participants sur eux-mêmes. Ainsi, l’un des initiateurs, François Ruffin, a mis en avant l’idée qu’il s’agissait d’un mouvement « de la petite bourgeoisie intellectuelle ».

    L’auto-assignation d’une position de classes supérieures intellectuelles a impliqué au sein des assemblées générales de nombreux discours portant sur la limite de « Nuit debout » et sa difficulté à être représentative des populations les plus « dominées ». L’absence « supposée » de populations de banlieue, des précaires, ou des ouvriers sont autant de thèmes qui ont largement traversé les débats. Pour certains « nuit-deboutistes », « ces absences supposées » ne permettaient pas au mouvement d’être légitime pour porter une logique d’émancipation.

    L’identification des participants et des absents a donc été au cœur d’une polémique centrale en rapport direct avec la capacité de ce mouvement à être porteur des aspirations populaires. Nous souhaiterions confronter ces différents regards aux résultats obtenus par la seule étude quantitative disponible sur les acteurs de « Nuit debout ». En effet dès le début du mouvement un groupe de chercheurs citoyens a tenté de construire un recensement des qualités sociales des occupants de la place de la République. Cette enquête permet de dégager de nombreux résultats passionnants que nous ne pourrions pas reprendre dans leur intégralité. Nous nous centrerons ici sur les résultats, percutant profondément le regard des observateurs et des participants sur eux-mêmes. Nous montrerons qu’il n’y a pas de concordance entre l’imaginaire et les qualités sociales objectives des personnes de la Place. Nous essaierons ensuite d’évaluer les différentes hypothèses sur les causes de la mobilisation en fonction des données apportées par cette enquête.

    Les données

    L’enquête sur « Nuit debout » nous permet, par exemple, d’apprendre que si la population est essentiellement masculine (aux 2/3 environ), elle n’est pas particulièrement composée de jeunes. Sur les tranches horaires de 18h à 18h30 par exemple, la moitié des « nuit-deboutistes » a plus de 33 ans. Au total, une personne sur cinq a même plus de 50 ans. Contrairement aux idées reçues, « Nuit debout » n’est donc pas uniquement « un phénomène de jeunes ».

    Ce n’est pas non plus un phénomène strictement « parisien ». Si une majorité de participant-e-s viennent en effet de Paris (plus précisément des quartiers Est, donc les moins aisés), 37 % des participants et participantes habitent en banlieue. Un participant sur dix n’habite même pas en région parisienne.

    Autre élément intéressant pour comprendre cette mobilisation : le profil social des « nuit-deboutistes ». La majorité des participants est diplômée du supérieur long (61 %), alors que ce n’est le cas que du quart de la population française. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Lorsque l’on regarde de plus près : non seulement le taux de chômage est de 20 % parmi les participants, soit le double de la moyenne nationale, mais on compte 16 % d’ouvriers parmi les actifs – trois fois plus qu’à Paris, et autant que dans l’Île-de-France prise dans son ensemble.

    Donc « Nuit debout », loin d’être un mouvement de lycéens ou d’étudiants en mal de sensations fortes, est avant tout un mouvement de personnes qualifiées, diplômées, précarisées.

    Autre grande critique qui a pu être faite à « Nuit debout », celle avec laquelle nous avons commencé notre atelier, « c’est un rassemblement apolitique ». Là encore, il est facile de démonter cette idée. Plus d’un tiers des personnes a participé à une manifestation contre le projet de loi El Khomri. La proportion des enquêtés déclarant avoir déjà été membre d’un parti politique est même remarquable dans un contexte de désaffection militante : 17 %. Et 22 % ont déjà cotisé à un syndicat. Les engagements citoyens, associatifs ou caritatifs sont également très représentés : plus de la moitié en ont eu un ou plusieurs (aide aux réfugiés, aux sans-papiers, maraudes, associations de parents d’élèves, de quartier, défense de l’environnement, soutien scolaire, festivals, cafés associatifs, etc.).

    Cette mobilisation ne s’est d’ailleurs pas du tout opposée à celle des organisations traditionnelles. En parallèle, les partis et les syndicats ont continué de se mobiliser contre la loi travail et des passerelles se sont créées à plusieurs reprises : lors de la venue de Philippe Martinez devant l’AG de « Nuit debout », puis lors d’une soirée organisée à la Bourse du travail (située d’ailleurs juste à côté) ou avec le monde « politique » lorsque Yánis Varoufákis est venu s’exprimer en assemblée générale pour soutenir le mouvement.

    Hypothèse sur les raisons du mouvement

    L’enquête a donc récolté des résultats d’une grande richesse sur les qualités sociales des participants. Elle permet de nuancer les discours internes au mouvement qui ont cherché à en pointer les limites sociales. Elle démontre également que l’occupation aurait été le fait d’une classe bourgeoise en mal d’utopie. Prendre au sérieux ce type d’enquête invite également à repenser les causes et l’objet de la lutte engagée. Outre le plaisir immédiat de participer à une action collective d’une telle ampleur, les acteurs regroupés semblent partager des points communs que la droite, les critiques bienveillants et parfois le mouvement lui-même, n’avaient pas analysés.

    L’hypothèse du mouvement de bourgeois et du conflit des générations

    Directement mise en cause par cette enquête, l’hypothèse d’un mouvement « Nuit debout » à fort caractère bourgeois ne passe pas l’épreuve des statistiques. Les arrondissements du centre parisien (les plus huppés) y sont sous-représentés. Et la présence du patronat ou d’un discours favorable aux employeurs est inexistante. Par ailleurs l’ancrage idéologique du mouvement a fait preuve, à de multiples reprises, de son « anticapitalisme ». Par contre, ce qui rend difficile le classement de « Nuit debout » c’est le niveau moyen ou élevé des diplômes des participants. Cette caractéristique sociale a ouvert la possibilité d’analyser le mouvement comme une action de fils de cadres ayant pris l’ascenseur social à l’envers. Une partie des commentateurs a eu tendance à faire de « Nuit debout » un mouvement de jeunesse engagé dans un combat contre la dégradation de leur condition sociale par rapport à leurs aînés. L’occupation serait notamment le signe d’une révolte des « déclassés » ou d’une dégradation des possibilités d’ascension sociale. Ainsi le sociologue Bruno Maresca insiste : « Ce ne sont plus les classes populaires, ou laborieuses, qui descendent dans la rue pour arracher des droits et des hausses de salaires, mais les classes moyennes elles-mêmes, jusque-là favorisées par leur accès aux études et à l’emploi. Ce réveil soudain du “ventre mou” des sociétés a maille à partir avec la peur du déclassement qui le travaille depuis l’amplification des inégalités dans les économies capitalistes au tournant des années 2000.

    En se concentrant sur deux questions interdépendantes, la contestation de la financiarisation de l’économie et la contestation des gouvernements qui confortent les intérêts des grandes entreprises et d’une classe politique de plus en plus fermée sur elle-même, les classes moyennes tentent de mettre un coup d’arrêt à une évolution qui les fait passer de la dynamique de l’ascension sociale de génération en génération, à la spirale du déclassement, un phénomène analysé en France depuis déjà dix ans. »2

    La fragilisation de la situation sociale d’une partie des enfants nés de parents diplômés est une réalité sociale en France comme dans d’autres pays. Mais deux éléments importants semblent limiter la force interprétative de cette hypothèse. D’une part, « Nuit debout » n’est ni un mouvement générationnel ni un mouvement de jeunesse à proprement parler. Le mouvement s’est doté, dès le début, de structures d’accueil et de jeu pour les enfants, afin que les parents puissent occuper la Place. La classe la plus représentée est celle des trentenaires actifs et occupant un poste élevé. Si certains ont pu faire l’expérience du « déclassement », il s’agit d’une minorité. Il y a donc peu de chance que le moteur principal du mouvement se trouve dans la perte d’une position au sein du salariat supérieur.

    L’hypothèse de la lutte contre les conventions de travail du néolibéralisme

    À ce jour, l’hypothèse explicative du mouvement la plus convaincante semble celle liée à la séquence ouverte par la loi travail. Le débat politique en France en 2016 s’est ouvert sur une grande offensive du Medef et du gouvernement Hollande pour libéraliser le marché du travail en affaiblissant l’encadrement des licenciements et la négociation collective de branche. Ce projet de loi a engagé une mobilisation majeure avec un soutien de grande ampleur et durable de février à juin.

    « Nuit debout », de ce point de vue, peut en partie être interprété comme un prolongement du conflit sur la loi travail, qui se saisit de l’opportunité du mouvement social pour étendre la mobilisation à des secteurs qui ne sont pas concernés directement par le projet de loi mais qui sont structurellement attaqués par le néolibéralisme. Deux secteurs se sont massivement retrouvés dans la mobilisation : les services publics, que Bourdieu rassemblait sous l’appellation « la main gauche de l’État » (éducation et recherche, santé, action sociale), et les travailleurs du spectacle, artistes et acteurs. Ces espaces d’activités n’étaient pas directement ou principalement concernés par une loi travail centrée sur la réforme des modalités de licenciement ou de négociations collectives dans le secteur privé. Ces travailleurs ont cependant été au centre de la mobilisation parce qu’ils y ont vu l’occasion d’engager une action pour la défense d’un imaginaire : la valorisation d’un travail qui soit alternatif aux propositions que relaye majoritairement la classe politique française depuis quarante ans (activation, rigueur salariale, flexibilité). Les débats ont été riches et très divers lors des assemblées générales, mais pendant cette période la question du statut du travail est restée centrale. Il ne s’agit pas là d’un simple effet de contexte mais bien d’une question centrale partagée par les manifestants et les occupants. Finalement, l’histoire de « Nuit debout » est peut-être surtout l’histoire d’une association entre plusieurs secteurs en lutte. De l’arrivée des intermittents du spectacle sur la Place à la multiplication d’occupations d’hôpitaux menées à l’initiative de personnels de santé, jusqu’à la création de « Taxi debout » pour s’opposer à Uber, chaque moment de développement de l’occupation a été marqué par les discussions autour des projets d’émancipation du statut des travailleurs.

    La question du mode de valorisation du travail a donc été au cœur de la dynamique d’occupation. Elle repose, de ce point de vue, la question des enjeux de convergence. La difficulté d’étendre « Nuit debout » est un constat partagé par les participants et les commentateurs du mouvement.

    Au cours d’un entretien dans L’Express le sociologue Olivier Galand constatait à juste titre que « le mot d’ordre de “Nuit debout”, la convergence des luttes, reste pour l’instant théorique »3. Même si ce constat est à nuancer au regard des données de l’enquête qui montre une participation de la proche banlieue à l’occupation, force est de constater que la popularisation a été très limitée. Cependant, la question de la convergence a souvent été posée comme relevant des problèmes liés aux formes de mobilisation (assemblées générales interminables, débats trop théoriques, etc.). La question tient peut-être, plus profondément, à l’imaginaire du travail mis en scène par « Nuit debout ». La défense des travailleurs du secteur public ou des acteurs culturels est probablement différente de celles qui sont mises en œuvre dans les autres franges du salariat. La capacité à faire converger l’ensemble du salariat dépend en partie de la mise en œuvre d’un projet de réforme du travail capable de parler aux soutiens du mouvement, très nombreux parmi les classes populaires, mais restés au bord de la Place.


    Notes

    1. L’enquête a été menée par Stéphane Baciocchi (EHESS), Alexandra Bidet (CNRS), Pierre Blavier (EHESS), Manuel Boutet (université de Nice), Lucie Champenois (ENS Cachan), Carole Gayet-Viaud (CNRS) et Erwan Le Méner (EHESS). Les premiers résultats ont été publiés dans Le Monde 16 mai 2016.

    2. Bruno Maresca, Huffigton Post, 20 avril 2016.

    3. Olivier Galand, « De quelle jeunesse parlons-nous? », L’Express, 19 avril 2016.


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