La façon dont les mouvements et les partis de gauche voient la société et dont ils se comportent face à celles et ceux qui ne sont pas leurs membres a évolué de façon continue au cours des 150 dernières années. Ils ont en fonction de cela plus ou moins influencé certains groupes sociaux.
À l’origine, les mouvements et les partis de gauche apparaissent comme des mouvements auto-organisés, des mouvements de développement personnel et d’affirmation de soi dans les domaines social, économique, culturel et politique. Au cours de cette phase, toucher les gens signifiait trouver ensemble des voies pour défendre des intérêts communs spécifiques et vers l’entraide mutuelle. Dans le passé, les organisations n’étaient pas séparées des masses ; elles faisaient partie de la vie quotidienne. La représentation politique des intérêts, la protection de la société, l’organisation des combats économiques, la solidarité combative, l’internationalisme conscient, l’acquisition de culture et d’éducation, tout cela constituait une unité. C’était une caractéristique commune de tous les mouvements et partis de gauche de cette époque. La suite de cet article partira de l’exemple du mouvement ouvrier allemand.
Le regroupement dans les usines et les zones d’habitation a créé les conditions d’une telle situation. À partir des années 1970, la disparition de ces conditions et des relations sociales associées est considérée comme la cause principale du déclin des mouvements de gauche.
Cet aspect est certes important. Mais plus importante est la question de savoir pourquoi les partis et mouvements de gauche n’ont pas su réagir correctement à ces changements. La cause remonte au début de ces mouvements. La fondation du parti social-démocrate par Bebel et Liebknecht s’appuyait sur une certaine conception de l’organisation. Celle qui prévalait au temps de Lassalle se concentrait sur sa personne ou celle de ses successeurs. Pour August Bebel, la nouvelle organisation devait non seulement être socialiste mais aussi démocratique. Il déclara en 1869 que, dès lors qu’un parti reconnaissait une personne en particulier comme une autorité, il s’éloignait de la démocratie – car la croyance en l’autorité, l’obéissance aveugle, le culte de la personnalité sont antidémocratiques en eux-mêmes. L’essor de la social-démocratie allemande était fondé sur deux piliers – la séparation politique d’avec les libéraux bourgeois (réalisée par Lassalle) et la constitution en force démocratique en soi. La revendication émancipatrice vis-à-vis de la société s’exprimait à travers la revendication émancipatrice des uns par rapport aux autres, en liaison avec une organisation et une culture propres. Attirer les gens signifiait leur donner un espace d’action politique et culturelle, espace qu’ils devaient façonner ensemble avec leurs camarades.
Certes, cette conception se retrouva sous pression dès la fin du xixe siècle et commença à moins compter. Les appareils politiques et les groupes parlementaires revinrent au centre de l’initiative politique. Le caractère émancipateur se révèle dans une vie associative sociale-démocrate riche et dans les luttes économiques. Différents modèles d’organisation se développèrent en Europe de l’Ouest, d’un côté, et en Russie, de l’autre, dans des circonstances très différentes. Le révolutionnaire professionnel à la Lénine et les organisations qui s’appuient sur lui suscitèrent un type de parti communiste dans l’Internationale communiste, puis plus largement. Dans la social-démocratie allemande, Rosa Luxemburg critiquait déjà, au début du xxe siècle, et avec une exaspération croissante, la progressive mise sous tutelle de la base du parti. Ce processus s’est achevé avec le vote des crédits de guerre en 1914 et le coup d’arrêt porté à la Révolution allemande de novembre 1918. On est passé d’une organisation basée sur la responsabilité des membres à une organisation où ils sont sous tutelle, avec l’idée que les masses ne sont pas mûres pour diriger une société. L’organisation devient au final une association électorale qui se laisse porter par ses membres, à la condition que ceux-ci acceptent de se laisser conduire. Elle fonctionne avec la certitude que la direction sait ce qu’il faut faire.
On retrouve un processus similaire dans le courant communiste. En écho à Lénine (et en déformant aussi en partie ses conceptions), les appareils ont pris le même chemin que la social-démocratie, avec simplement d’autres présupposés idéologiques : les membres doivent faire confiance aux dirigeants, ceux-ci connaissent les voies et les moyens. Les partis, apparus comme des auto-organisations, commencent à choisir leurs membres ; le choix, et éventuellement le rejet, l’évaluation et le contrôle des membres sont toujours plus le privilège de l’appareil. Attirer les gens signifie alors trouver ceux qui sont prêts à s’insérer dans un cadre déjà établi. Avec la stalinisation de la plupart des partis communistes, la tradition de l’auto-organisation perd très vite son importance comme facteur constitutif. Elle est renvoyée aux « organisations de masse », au prix d’une dévalorisation. Le rôle dominant de la classe devient celui du parti et, partant, de l’appareil du parti. Cette configuration apparue dans les années 1920 change peu au cours des décennies suivantes. Dans les pays du socialisme réel, la tendance est renforcée par une fusion en partie factice entre les appareils de l’État et du Parti – jusqu’à la terreur de masse à l’époque stalinienne.
Bien sûr, le caractère d’auto-organisation et d’autoresponsabilisation ne disparaît jamais complètement. Mais la représentation active de ses propres intérêts est peu à peu soumise à leur représentation par une abstraction, le parti. L’action propre des porteurs des intérêts perd de son importance : il faut qu’ils se laissent conduire et soient actifs dans le cadre donné. Cela ne veut pas dire que cette structure n’a pas obtenu des succès dans le domaine politique, que de nombreux acteurs n’en voulaient pas subjectivement « le meilleur », que les individus n’ont pu s’émanciper dans ce cadre des limites sociales imposées – mais historiquement cela a été un échec.
Si le xixe siècle fut le siècle de l’auto-organisation de gauche, alors le xxe siècle fut celui de la conception « représentative » de la gauche : on représentait des intérêts – et la gauche en était fière. Le revers était que l’on a fait découler de cela le droit de diriger et finalement le droit de définir ces intérêts. Cela fonctionna aussi longtemps que l’on put tenir effectivement les promesses. Il était somme toute confortable qu’un appareil endosse la responsabilité d’une amélioration des conditions de vie – on pouvait en savourer les fruits sans avoir à se charger de débats ennuyeux ainsi que d’actions pénibles. Mais les masses perdirent également ainsi la capacité de reconnaître et d’exprimer leurs propres intérêts, et de s’organiser en conséquence. Les partis n’étaient plus perçus comme offrant espace et soutien pour les actions personnelles, mais comme des entités collectives qui se substituent à l’action personnelle. En ce sens, les partis communistes se social-démocratisèrent non par leur idéologie, ni par leurs revendications et leurs objectifs politiques pour la société, mais par la voie qu’ils empruntèrent – la voie dictée « d’en haut », quand bien même ce « haut » se distinguait du haut social-démocrate et qu’on parlait de révolution. Toujours est-il que les succès étaient décisifs non seulement pour l’adhésion à l’organisation mais aussi pour deux des exigences liées au « mode de vie de gauche » : la confiance et la sincérité. Le fait que les travailleurs et travailleuses cessèrent de constituer le socle du Parti socialiste unifié d’Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands - SED) en 1989/1990 est principalement dû, selon des témoins de l’époque, au sentiment que la direction du parti avait menti – sur l’histoire propre, sur la situation économique, écologique et sociale réelle, et jusqu’au financement du parti.
Le Parti du socialisme démocratique (PDS), qui a succédé au SED en 1990 après la chute du mur de Berlin, essaya de casser cette logique et de revenir aux racines des mouvements de gauche comme parti d’adhérents, expression de l’auto-organisation de ses membres. Cette tentative échoua très vite. Mais il faut du temps pour convaincre les masses, si un parti fait un virage à 180° par rapport à ses traditions ! La phase de consolidation fut assurée surtout par l’initiative de nombreux membres dans leurs communautés d’intérêts et de travail. Après cette phase, une nouvelle génération de responsables adeptes de la démocratie représentative est entrée en scène. Cela semblait logique – les masses ne voulaient visiblement pas s’auto-organiser mais être représentées. Qui « représente » bien a des électeurs, qui a des électeurs a des sièges au Parlement, qui a des sièges au Parlement a de l’argent pour l’organisation, qui a de l’argent pour l’organisation peut mieux représenter et gagner de meilleurs représentants, parce que la carrière personnelle peut être assurée. Les aspirations culturelles et émancipatrices des hommes et femmes représentés passent ainsi à l’arrière-plan et de fins deviennent insensiblement des moyens. On peut le voir par exemple dans la récente présentation de Die Linke, devant des sondages en baisse, comme « parti qui prend en charge les préoccupations ». Ce souci des intérêts sociaux d’individus concrets était cependant, dans les années 1990, inséparable de l’auto-organisation des membres, avec des droits correspondants, le parti proposant pour cela une structure organisationnelle. Cette structure n’existe plus. La remettre en place demanderait une réforme du parti.
La participation aux gouvernements de certains Länder de l’ex-RDA à partir de 1998 semblait un moyen nouveau pour s’adresser aux gens de façon complètement différente.
Harald Wolf décrit très clairement les questions associées dans un livre faisant le bilan de la participation au gouvernement du PDS et de la gauche à Berlin entre 2002 et 2011. Il en conclut qu’un « parti de gouvernement » et un « parti d’adhérents » se trouvent dans une relation complexe – à quoi s’ajoute un énorme problème de pouvoir au sein du parti. Wolf fait à plusieurs reprises état de fausses promesses faites lors des campagnes électorales pour gagner des électeurs et électrices. Il constate que le résultat de la participation au gouvernement à Berlin a été le passage d’un « capitalisme clientéliste et parasitaire » à un « capitalisme normal ». C’est, bien que cette affirmation soit très relative, sans aucun doute un succès – mais seulement si le parti peut le convertir en davantage de capacité d’action des masses. Et Wolf s’attaque ici à une vieille controverse au sein de la gauche – quel est au juste le sens du combat parlementaire, et comment intégrer à cela la participation au gouvernement ? Quels objectifs peut-on formuler de façon réaliste ? Les réformes sont-elles des fins ou des moyens ? Pour Rosa Luxemburg, le combat parlementaire était intéressant s’il créait de meilleures conditions pour le combat quotidien des travailleurs ; toutes les actions parlementaires se mesuraient, pour elle, à l’aune de la liberté de mouvement et de la compréhension du système qu’elles donnaient au mouvement ouvrier. Cela suppose donc une activité constante du parti entre les élections. Attirer vers la gauche par l’action parlementaire ou de gouvernement présuppose donc l’existence de deux partis à l’intérieur du parti – un qui crée les possibilités de l’action et un qui utilise ces possibilités. Mais, de cette façon, une partie du parti entre nécessairement en conflit avec l’autre. Dépasser ce conflit devient de plus plus la condition préalable au gain de nouveaux membres, et aux efforts pour les conserver.
Il ne peut y avoir de retour au xixe siècle. La forme de la représentation dans la social-démocratie du xixe siècle correspondait aux conditions de cette époque : le salariat était la forme la plus massivement visible, contraignant, à cause de conditions de vie similaires, à des formes similaires de résistance et d’affirmation de soi, et faisant littéralement l’expérience de cette similitude au quotidien. Les travailleurs s’influençaient les uns les autres, et c’était la voie par laquelle le parti influençait les masses. La classe ouvrière existe encore aujourd’hui, mais se présente de façon complètement différente. L’ancien « s’influencer les uns les autres » n’existe plus. De nombreux champs de l’autoresponsabilisation et de l’auto-affirmation ont été pris en charge par l’État ou par des institutions d’économie privée avec les compromis de l’État-providence et des évolutions culturelles générales. Pourquoi doit-on et peut-on offrir une structure d’auto-organisation aux gens, quand il existe tant de possibilités de s’exprimer sans engagement ? Mais la conception du parti politique auto-organisé est en fait très actuelle. Les salariés n’ont jamais été aussi qualifiés, avec la nouvelle forme d’approfondissement de la division du travail dans la société comme processus complexe, ils ne sont plus liés à une activité spécifique, ils sont aveugles aux rapports sociaux ; ils sont donc capables de prendre ensemble le contrôle de la société. Sans même parler des possibilités qu’internet offre aujourd’hui. Pourquoi donc laissent-ils alors le soin de diriger la société à des avocats, des économistes, des professeurs et des fonctionnaires, c’est-à-dire des gens ayant une vision du monde très limitée mais une grande habileté oratoire ?
Les Pirates ont mis en évidence les problèmes de l’auto-organisation dans l’espace politique. Pour pouvoir se consolider en tant que parti, ils ont dû trouver quelqu’un à représenter qui ne soit pas eux-mêmes – ce qui revient à contredire la logique de base de la fondation d’un parti. La base en est donc restée étroite.
La représentation est nécessaire. Mais quelle forme doit-on lui donner lorsqu’une force politique organisée en parti, avec des objectifs et des revendications de gauche, veut obtenir une large influence ? Pour le dire autrement, quelle est la vraie question : comment fidéliser des gens, en tant qu’organisation (l’organisation est alors conçue comme une constante à laquelle les gens doivent s’ajuster), ou comment créer quelque chose permettant aux gens de s’organiser eux-mêmes ?
Dans ce contexte, la question du rapport de la gauche avec des formes de démocratie directe, ou celle d’un autre lien entre démocratie directe et démocratie représentative à toutes les échelles de la société et dans l’organisation elle-même, devient existentielle. Il s’agit d’utiliser activement les possibilités ouvertes par les caractéristiques complètement différentes de l’État postbourgeois d’aujourd’hui, comme pratiques alternatives développées dans ce qui apparaît comme des « niches ». Le repli hors de l’espace public, sa privatisation, sa commercialisation et sa fragmentation, ainsi que le renvoi à internet comme succédané d’espace public sans engagement et entièrement commercialisé, doivent être contrés – ou, dans le cas d’internet, utilisés – par des formes de rencontre dans lesquelles les gens peuvent discuter ouvertement des contradictions mais aussi des convergences entre leurs intérêts.
Si la gauche veut de nouveau attirer les gens, il faut un modèle d’organisation qui rende aux « simples gens » la confiance en eux, la confiance en leurs capacités propres. De la même façon, il faut reconquérir ce dont le communisme et la social-démocratie ont été dépossédés. Cela, encore une fois, est d’abord une tâche culturelle. Il faut rompre dans nos propres organisations avec les habitudes du passé, avec les comportements passés. Il n’est aucun modèle d’organisation assez ingénieux pour pouvoir se passer de cette étape qui doit être accomplie par chacun.