Dieter Klein
Chercheur à l’Institut d’analyse des sociétés de la Fondation Rosa Luxemburg
« Sans récit toute bataille est perdue. » C’est la formule utilisée par les auteurs du groupe Wu Ming dont des manifestants à Rome portaient le nom sur les pancartes leur servant de boucliers contre les matraques de la police. En inscrivant les noms de grands auteurs et d’œuvres littéraires sur leurs pancartes, ils proclamaient que le pouvoir ne craint pas d’exercer la violence, même contre l’esprit et la beauté. Quel sens et quel avantage peut-il y avoir à appeler « récit » un projet émancipateur de la gauche sociale ?
De la possibilité d’utiliser le concept de « récit » pour un projet de société alternatif de la gauche
Le concept de « récit » pourrait signifier que le défi lancé à la gauche n’est pas seulement de procéder à une simple construction théorique pour spécialistes, si l’objectif qu’elle vise est une perspective de transformation émancipatrice. Il est vrai qu’un projet de société alternatif présuppose l’existence de bases théoriques. Mais le récit qui relatera ce projet doit pouvoir toucher en plein cœur ceux auxquels il s’adresse. Or, une simple théorie peut difficilement être appelée une « affaire de cœur ». Un récit politique pourrait être considéré comme un acte qui établit un équilibre entre un projet de société théorique et une offre destinée à satisfaire les sentiments de personnes agissantes.
Concernant le genre très particulier du « récit » on peut, par exemple, lire ce qui suit dans Wikipedia : « Le plus souvent plus court et surtout moins parcellisé qu’un roman, le récit développe, à partir d’une certaine perspective, un continuum chronologique ». Et aussi : « Des poèmes qui adhèrent à la réalité de la vie et relatent un simple événement de manière parlante et évocatrice sont des récits » (Krell, 1954 : 430).
Relater à partir d’une certaine perspective : dans un récit de gauche la perspective est avant tout celle perçue d’en bas. Il est vrai que celle-ci en contient beaucoup d’autres, y compris celle perçue par le centre de la société jusqu’à celle perçue par la bourgeoisie éclairée ayant des idées sociales.
Faire un récit peu parcellisé : voilà encore un acte qui établit l’équilibre entre l’acte de saisir la réalité sociale, extrêmement complexe et différenciée, et celui de la montrer de manière simple et évocatrice.
S’en tenir à la réalité de la vie : cela exige que le récit d’un projet de transformation de gauche soit relaté de manière à rendre évident ce qui, dans l’immédiat, peut être transformé en mieux dans l’univers existentiel des êtres humains, et les moyens pour y parvenir.
En règle générale, dans un récit est développée une idée centrale qui lui confère fascination et force hégémonique. Le philosophe français Jean François Lyotard considérait qu’il s’agit là de l’essentiel d’un métarécit sur les sociétés. Et, parallèlement, il estimait que la surévaluation de cette idée, pour en faire le principe absolu et seul valable pour expliquer et orienter l’évolution de la société, était un risque incontournable. La conséquence en serait la négation de la pluralité sociale, de l’existence d’intérêts et opinions contraires, et la tendance qui en résulte pour les puissants de vouloir imposer, de manière autoritaire et dictatoriale, leurs propres idées sur la société comme étant la vérité absolue. C’est la raison pour laquelle en 1979 dans son rapport sur le savoir « La condition post-moderne », il a proclamé qu’il fallait en finir avec les métarécits.
La question posée est de savoir si la gauche, sans tomber dans l’absolutisme des idées du socialisme d’État et du radicalisme de marché, est capable de produire un nouveau récit dont l’idée centrale est émancipatrice, apte à devenir hégémonique et génératrice de tolérance.
Le malheur de la politique dominante actuelle est que les élites au pouvoir n’ont rien trouvé d’autre que d’agir selon leur ancien récit, que la récente crise a fait échouer de manière éclatante et qui attribue des capacités fabuleuses aux marchés considérés omniscients. En même temps, on considère comme bienvenus un peu d’interventionnisme d’État et, pour sauver les banques, même des investissements d’État de plusieurs milliards, outre des technologies vertes comprises comme une sorte de transfusion sanguine pour le capitalisme néolibéral. Un vide spirituel se fait jour – insuffisamment comblé par les Verts – espace vacant pour un nouveau récit de la gauche moderne.
« Individualité libre fondée sur le développement universel des individus » (Marx, 2005 : 91), le déploiement de la personnalité de chacune et de chacun en symbiose avec la conservation universelle de la nature doit remplacer le profit maximum – c’est cela qui peut être considéré comme le centre de gravité d’une société juste et solidaire, du socialisme démocratique et de la voie qui y mène. C’est cela le contenu fondamental du récit d’une gauche moderne.
Voilà l’idée fondamentale de toute émancipation et qui peut être considérée comme l’orientation commune de toute la gauche, bien que, en Europe, celle-ci soit divisée en de multiples segments et que ses luttes dans les différents pays se déroulent dans des conditions très diverses. Quatre chapitres d’un récit moderne de la gauche peuvent être repérés à partir de quatre idées directrices.
Chapitre 1 : Juste redistribution des chances et du pouvoir
La pluie ne tombe pas de bas en haut. Mais l’argent, si. Si les 10 % les plus riches de la population allemande disposent de plus de 61 % du patrimoine total et les 70 % les moins riches de seulement 9 % de ce même patrimoine (ver.di, 2011), on ne peut, en aucun cas, parler de redistribution juste des chances et de liberté égale pour tous. La liberté restera avant tout celle des puissants et des riches si l’on n’impose pas l’égalité sociale qui est une condition de la liberté individuelle.
Pour les pauvres et les employés précaires ; pour les centaines de millions d’êtres humains de la planète qui, aujourd’hui, ne savent pas si demain ils pourront apaiser leur faim ; pour les millions de miséreux dont les enfants, dans les pays pauvres, meurent de maladies curables ailleurs depuis longtemps ; donc pour tous ceux d’en bas, une redistribution des chances de vie est un problème primordial : celui de leur survie.
Par conséquent, c’est de cela que doit traiter le premier chapitre d’un récit moderne de gauche. Il ne s’agit plus de la vieille histoire que les gens de gauche ont racontée depuis toujours. Parce que, dans le mode occidental, la croissance de la richesse a été telle que, contrairement aux époques passées, il serait possible, dans un délai très court, de garantir à tous ses habitants une vie digne et socialement protégée et, en outre, d’apporter aux pays pauvres de la planète le soutien indispensable leur permettant de vaincre la pauvreté et la destruction de l’environnement.
Cela est tellement évident que, depuis un certain temps, les mots liberté et justice figurent en bonne place dans les programmes de tous les partis. Un seul récit, celui de la gauche, traite ce sujet explosif avec pertinence. Car il affirme que la redistribution des chances exige aussi la redistribution du pouvoir et de la propriété.
Chapitre 2 : Restructuration socio-écologique
On reproche à la gauche de s’épuiser dans les questions de la redistribution. Elle ne serait pas compétente en économie, alors que, avant toute chose, c’est elle qui est chargée de produire ce qui est à distribuer. Effectivement, dans un récit moderne de la gauche doit figurer un chapitre central sur lequel elle ne travaille qu’avec beaucoup de réticence et qui doit créer le fil rouge-vert de tous les autres chapitres de son récit.
Transformation sociale-écologique, considération du rapport entre la société et la nature, élaboration de rapports entre la société et la nature aptes à perdurer dans les temps futurs : voilà la deuxième idée directrice d’un récit moderne de la gauche sociale, à placer au même rang que l’idée de la redistribution du pouvoir et des chances offertes par la vie.
L’exploitation inconsidérée de la nature et la surcharge que lui impose la société de croissance capitaliste, cèdent la place à une prise de conscience du fait que les êtres humains eux-mêmes constituent une partie de la nature et de ses cycles, et que le caractère fini des ressources naturelles doit conduire à l’arrêt de la croissance économique actuelle. Les modes de vie et la gestion de l’économie doivent être mis en harmonie avec la conservation de la nature et de ses équilibres.
Si le capitalisme néolibéral faisait de l’économie verte son élixir vital, les modes de production et de vie deviendraient plus écologiques mais ils ne changeraient pas fondamentalement car ils ne deviendraient ni plus justes, ni plus sociaux, ni plus démocratiques.
Si, en revanche, avec une économie verte, les rapports de force se transformaient en faveur d’une orientation post-néolibérale, il pourrait être possible, même dans le cadre des sociétés dirigées par une bourgeoisie capitaliste, d’introduire un véritable changement d’ère émancipateur – avec une nouvelle perspective.
La possibilité d’une victoire de la gauche sociale dans cette bataille pour une transformation post-néolibérale, sociale-écologique et libertaire, dépend avant tout de la capacité de cette gauche à surmonter certains obstacles. Arriver à surmonter des obstacles ou non, c’est le suspense sur lequel sont bâtis de nombreux récits de qualité.
Un de ces obstacles est constitué par les idées traditionnelles des partis et mouvements de gauche sur le rapport entre société et nature. Les droits de la terre-mère, objet d’une déclaration de « La convention des peuples » de Cochabamba (Conférence mondiale de 2010) et qui, pour la première fois dans l’histoire, ont été inscrits dans une Constitution d’État en Équateur, étaient jusqu’à une période très récente aussi étrangers à la gauche qu’à d’autres forces sociales. Un récit de gauche, conforme à notre temps, doit relater une double libération : la libération des êtres humains de la domination capitaliste et patriarcale, fondée sur l’ethnicisme, le racisme et la géopolitique, et la libération de la nature de la domination martiale exercée sur elle par la société.
Un deuxième obstacle, pour la maîtrise duquel devra plaider un récit moderne, est le fait que toute la société, la gauche comprise, est inconditionnellement attachée à l’idée de croissance. La croissance et l’expansion, qui ont pour moteur la concurrence, constituent la base existentielle du capital. Mais la gauche aussi a toujours considéré la croissance économique, mesurée à l’aune du PIB, comme une condition optimale pour mener les luttes pour la redistribution, et elle persiste dans cette idée. Or, depuis un certain temps déjà, bien que la croissance continue d’accroître la richesse de la société, dans le même temps elle détruit une partie de plus en plus importante de ce qui a été créé jusqu’alors.
Le côté absurde de cette réalité est le fait que, au-delà du niveau de vie matériel atteint dans les pays de l’OCDE par une bonne moitié de la population vers les années 1970, (selon des recherches faites sur le bonheur montrent que le sentiment de bien-être n’augmente même plus avec l’augmentation du revenu ou, du moins, ne croît pas de manière durable (Wilkinson Pickett, 2010 ; Layard, 2010). La question du sens de la vie, qui traverse tous les métarécits, a besoin de nouvelles réponses.
Par conséquent, un récit de la gauche pour le xxie siècle doit ouvrir la perspective d’une société qui permet une vie meilleure, même sans croissance traditionnelle. Et dans un tel récit, l’écriture de cette page – comme de tant d’autres – n’échappera pas à des contradictions et des questions difficiles pour la gauche. Celle-ci, qui se situe du côté des défavorisés de la société dont les revenus doivent absolument être augmentés jusqu’à un niveau acceptable, ne peut vraiment pas s’opposer à une croissance qui devrait permettre une augmentation des salaires. En effet, la reconstruction écologique ne peut pas miser sur les bas salaires, le travail précaire et la situation créée par Hartz IV. La redistribution doit avoir lieu d’abord, afin que les privations dont souffre une très grande partie de la population n’aient pas pour effet de la disqualifier (Flassbeck, 2011). Et comment, sans croissance, le monde occidental pourrait-il apporter aux pays pauvres son soutien, à une échelle inconnue jusqu’alors, contre la faim et pour leur propre transformation sociale et écologique ? Mais, d’un autre côté, comment ces pays pourraient-ils accéder à l’espace indispensable pour leur propre croissance contre la pauvreté si, dès à présent, la croissance des pays industriels constitue une surcharge pour l’ensemble de notre planète ?
Alors, pendant un très bref moment historique, une opportunité est offerte à la société et, en même temps, à la gauche. Car, pendant un laps de temps relativement court, une poussée des investissements dans les technologies environnementales pourrait permettre un mode de croissance qui, grâce à l’utilisation d’énergies renouvelables, de technologies pour économiser les ressources et élever la productivité, pourrait se dérouler de manière beaucoup plus acceptable pour l’environnement qu’auparavant, créer de nouveaux emplois et surtout offrir un bref répit. Dans cette phase extrêmement importante où la croissance reste possible, avant le passage à un développement durable sans croissance traditionnelle, la conjonction économique entre les branches vertes naissantes et les prestations de services orientées vers l’humain devra être utilisée pour restructurer les domaines destructeurs de l’environnement, pour convertir et mettre en pratique des modes de vie compatibles avec un développement durable. Voilà le chapitre de la chance merveilleuse, offerte tout juste avant l’abîme ; l’un des chapitres les plus captivants et les plus dramatiques de l’histoire de l’humanité. Et c’est en lettres majuscules que la gauche doit l’inscrire dans son propre récit.
Un changement crucial du mode de vie s’offre à nous. Un récit alternatif devrait traiter de l’abandon du mécanisme d’accumulation de biens, qui depuis longtemps ne peut plus améliorer le bien-être de grandes parties de la population ; mais il devrait surtout traiter de l’adoption d’une nouvelle et meilleure qualité de vie. Il s’agit de la reconquête d’un environnement sain et de l’accès socialement égalitaire à un système de santé dans lequel ce n’est ni la rentabilité des hôpitaux, ni les profits des firmes pharmaceutiques qui déterminent la politique de santé, mais l’intérêt des patients et leur bien-être. Il s’agit de donner une éducation de qualité et d’une prise en charge de haut niveau pour tous, dès l’âge préscolaire, indépendamment de l’origine sociale. Il faut de vrais partenariats et de bonnes amitiés. Les relations entre les humains constitueront donc une part décisive des futurs modes de vie. Les gens veulent vivre en sécurité, sans peurs. La sécurité sociale par l’accès à un emploi de qualité et par un renouvellement solidaire des systèmes de sécurité sociale, ainsi que la suppression de la violence dans la vie quotidienne, auront une très grande importance pour les modes de vie de l’avenir. Un raccourcissement notable du temps de travail permettra un rapport harmonieux entre le travail rémunérateur, le travail reproducteur ou familial, l’engagement social et les loisirs pour le développement personnel – pour les hommes et les femmes, en respectant l’égalité entre les sexes.
Chapitre 3 : Restructuration démocratique
En règle générale, un récit s’incarne dans ceux qui agissent, ceux qui le rendent vivant et qui font avancer l’action.
Un renouvellement participatif de la démocratie et un élargissement de la démocratie au domaine de l’économie d’où, jusqu’alors, elle est pratiquement absente : voilà la troisième dimension d’un récit de la gauche à la hauteur des tâches à accomplir dans les décennies à venir.
Comment la démocratie peut-elle devenir la source des décisions dans une réalité diverse ? Les rapports de force et les institutions de la société capitaliste bourgeoise sont agencés de telle manière que c’est l’adaptation, et non la résistance, qui constitue la pratique rationnelle des individus. Par conséquent, il est nécessaire de modifier une situation où la majorité se trouve bloquée. Et seuls ceux qui sont bloqués à l’intérieur peuvent faire éclater cette situation.
Le mot magique pour rompre ce cercle fermé de domination s’appelle « prise de pouvoir ». Mais quelle est la clé de la prise de pouvoir ?
La prise de pouvoir a déjà lieu, massivement, et elle revêt une multitude infinie de formes, à savoir :
˗ les initiatives pour augmenter le nombre de places en crèches ;
˗ des luttes, certaines petites d’autres plus grandes, pour l’égalité entre les sexes, à commencer par celles pour un salaire égal à travail égal, pour la répartition entre hommes et femmes du travail salarié et des travaux ménagers ;
˗ la solidarité avec les demandeurs d’asile ;
˗ les initiatives citoyennes contre l’extrême droite et les néonazis ;
˗ les décisions citoyennes pour la remunicipalisation d’entreprises privatisées ;
˗ les actions pour la gratuité contre la transformation de toutes les relations en relations marchandes et de toute la société en une société marchande ;
˗ les occupations de maisons d’habitation et d’entreprises ;
˗ les expériences de vies communautaires ;
˗ ou le mouvement antinucléaire.
Une motivation durable pour un engagement social résulte d’actions communes menées par des acteurs collectifs et de l’encouragement apporté par d’autres participants à la lutte. Si l’ancienne gauche veut devenir une gauche nouvelle, elle doit admettre que, à travers la communication avec d’autres par l’Internet, beaucoup de personnes – surtout des jeunes – se sentent impliquées dans des réseaux sociaux (voir notamment le Parti allemand des pirates).
La prise de pouvoir est encouragée et facilitée émotionnellement lorsque des initiatives citoyennes, des mouvements sociaux ou des partis politiques ont mutuellement recours à de telles pratiques, afin que se développe, dès à présent, la culture d’une société meilleure. La convivialité est un thème important pour un récit de la gauche sociale – et elle exige que celle-ci change elle-même de manière significative.
Ce qui est nécessaire est le nouveau récit de la gauche elle-même : une idée d’avenir des contours d’un monde meilleur qui peut être appelé « société juste et solidaire » ou encore « socialisme démocratique ». « […] le crépuscule de “l’Avant-nousˮ doit être un concept spécifique, le “Jamais vuˮ doit être un concept de progrès ». C’est la formule employée par Ernst Bloch (Bloch, 1985 : 5). Ana Esther Ceceña écrit : « Nous avons le capitalisme chevillé au corps. Mais nous devons être capables d’imaginer une alternative si nous voulons changer quelque chose ». (Ceceña, 2009 : 20).
Chapitre 4 : Politique de paix globale et solidarité internationale
Toute transformation sociale-écologique ne peut être imaginée que sous la forme d’un processus mondial. Le changement climatique ne connaît pas de frontières. Provoqué essentiellement par les pays industrialisés, il frappe avec une force particulière les pauvres qui vivent dans ce que l’on appelle le Sud. L’intérêt géostratégique des puissances impériales à préserver militairement l’accès aux ressources économiques fait partie des causes de guerres qui précipitent de nombreux pays de la terre vers l’effondrement de leurs États et plongent leurs populations dans une terrible misère. Les excédents commerciaux allemands conduisent à l’endettement de pays importateurs moins compétitifs ; à leur endettement, encore accru par les actions de sauvetage ; lesquelles à leur tour provoquent des attaques spéculatives renouvelées. Ainsi sont rendus durables des déséquilibres qui ébranlent l’Union européenne. La libéralisation des marchés mondiaux dont l’une des conséquences est de ruiner des millions de paysans par les exportations à bon marché du Nord, est une autre face d’un ordre économique mondial injuste basé sur la hiérarchisation des économies, sur le pillage des plus faibles et sur la violence.
Cela exige des États qu’ils prennent des initiatives au plan national. Cela demande que des accords bilatéraux et multilatéraux soient passés entre les États s’il n’est pas possible d’obtenir l’unanimité dans les conférences internationales. Cela donne aux mouvements sociaux mondiaux des objectifs toujours nouveaux, incite à plus de coopération syndicale internationale, à renforcer l’influence des associations internationales de scientifiques renforcent leur influence et à donner une dimension internationale aux luttes des acteurs nationaux.
Cela exige une solidarité internationale d’une dimension entièrement nouvelle. Jamais auparavant le renoncement à leur propre croissance des pays économiquement forts n’a été considéré comme une condition de survie économique pour les pays pauvres. Aujourd’hui, c’est précisément ce renoncement qui doit être mis à l’ordre du jour des pays riches de la terre, comme contribution à la solidarité. Des exemples existent déjà de constitution, au profit de pays en développement, de fonds destinés à leur permettre de ne pas toucher à leurs forêts et aux ressources de leurs sous-sols, alors que jusqu’à présent, c’est l’exploitation de ces ressources qui attirait les investissements. Au lieu de miser sur la croissance par les exportations, l’Allemagne devrait, en renforçant son marché intérieur, augmenter ses importations en faveur des pays créanciers. Il va de soi que les exportations d’armes doivent être interdites. La guerre, comme moyen politique, doit être proscrite. Une politique de sécurité collective et complexe, incluse dans une politique de développement économique, social et écologique, impliquant le traitement préventif des conflits, le dialogue, le contrôle des armements et le désarmement pour faire reculer les guerres, constitue une part essentielle d’un processus de transformation émancipatrice.
Un récit avec une perspective transformatrice
Cette présentation abstraite d’un projet de société de la gauche pourrait facilement être comprise comme un récit purement futuriste. Un public politiquement intéressé peut, chaque fois que cela est possible, venir écouter un exposé sur les idées d’avenir de la gauche. « Mais comment cela devra-t-il se passer ? », demandent alors les gens, dubitatifs. Par conséquent, l’ambition d’un récit moderne de la gauche doit dépasser la simple présentation de projets d’un avenir souhaitable. Un nouveau récit de la gauche fait lui-même partie de la recherche consacrée à trouver le chemin vers une société meilleure et à identifier dans le présent l’existence de tendances menant vers elle. Le passage vers une société meilleure ne doit pas être attendu comme le résultat d’un grand acte unique qui renversera tout ce qui est établi, qui enfoncera la porte qui mène au paradis. Plus vraisemblablement, il s’agira d’une longue succession de réformes (certaines petites et d’autres plus grandes), de ruptures (certaines partielles, d’autres plus grandes et plus marquantes), pour lesquelles des luttes intenses auront été menées.
Comprendre cette transformation un processus probablement de longue durée et en faire la base de la politique concrète de la gauche, pourrait permettre de gagner à une alternative émancipatrice de la société des acteurs potentiels qui semblent ne vouloir rien de plus que des améliorations sensibles du capitalisme et qu’une pure perspective de révolution ne ferait qu’effrayer.
Le concept de transformation d’une gauche moderne a pour point de départ le fait que les sociétés capitalistes bourgeoises ont une structure double ou hybride (Polanyi, 1978 : 185 ; Wright, 2010 : 367f). L’existence du capital privé est impossible sans celle du pôle opposé : le capital public ; la logique du capital est impossible sans une logique sociale. Son existence est impossible sans celle d’un service public pour l’éducation, la santé et la mobilité ; sans celle d’une responsabilité publique pour protéger les biens publics, par exemple et entre autres : la stabilité climatique et la biodiversité, un système financier international régulé, des systèmes de sécurité sociale et un État de droit.
Une stratégie de transformation de gauche mise sur cette double structure des sociétés capitalistes bourgeoises. Elle exploite le fait que, dans le capitalisme lui-même, il existe déjà des tendances potentiellement socialistes, des éléments, des pratiques et institutions de sociétés à orientation solidaire et écologique. Une gauche moderne les défend et s’efforce de les déployer pleinement. Elle vise le renversement des rapports de dominations entre la logique du capital et la logique sociale-écologique.
De la double structure des sociétés capitalistes bourgeoises résulte la possibilité qu’une grande transformation future se déroule sous la forme d’une double transformation. Dans le contexte des contradictions et des crises du capitalisme et à la condition que de forts contrepouvoirs démocratiques modifient considérablement les rapports de force, une transformation sociale-écologique, post-néolibérale, pourra s’imposer dans le cadre du capitalisme. Après la phase du capitalisme régulé par l’État social (fordisme) et après la plus récente phase néolibérale de développement ou formation du capitalisme, suivrait un capitalisme socialement et écologiquement régulé, qui pourrait aussi être désigné par l’appellation « New Green Deal social-libertaire ».
La notion de la double transformation ne désigne donc pas deux étapes, strictement séparées, du développement des sociétés, mais le fait que, au sein même d’une transformation interne du capitalisme, pourrait commencer une transformation plus importante, dont le résultat sera une société meilleure au-delà du capitalisme. « La transition ne doit-elle pas être imaginée – et promue – comme une succession d’étapes au cours desquelles la “natureˮ du capitalisme change (ou est contraint de changer), tandis qu’émerge peu à peu la “natureˮ du socialisme ? » (Huffschmid, 1988 : 102).
Attribuer une importance de premier rang aux processus de différenciation à l’intérieur du bloc de pouvoir dominant fait partie de la stratégie de transformation de la gauche. Un nouveau récit de la gauche doit traiter de l’humanité aux bords du précipice dans lequel sont tapis des dangers en grand nombre : une catastrophe climatique de gravité grandissante, une pauvreté durable et des conflits potentiels dans des régions étendues, des guerres et la violence militaire dans de nombreux pays et un état de crise du système financier international. Selon les experts en climatologie, pour assurer la prévention d’une catastrophe climatique et la survie des millions de personnes souffrant de la faim, il ne nous reste plus qu’une dizaine ou une quinzaine d’années. Or, dans ce laps de temps très court, les rapports de domination actuels ne seront pas modifiés. Cela signifie que des solutions qui, sans aucun doute, devront être conquises par la lutte contre les élites au pouvoir, ne seront possibles qu’avec leur soutien ou, plus précisément, avec le soutien de la partie de ces élites qui sera capable de lier ses propres intérêts à ceux de l’humanité en général.
Cependant, nous connaissons la gauche et nous connaissons l’importance des défis devant lesquels nous sommes placés. C’est la raison pour laquelle je terminerai ma tentative de récit, comme tant d’autres de mes contributions, par une citation de Hermann Hesse qui, pour faire le portrait du philosophe moraliste chinois Kung Fu Tse, a posé une question : « N’est-il pas celui qui sait avec certitude que cela ne marchera pas et qui le fait quand même ? »
Sources
Bloch, Ernst, 1985 : Das Prinzip Hoffnung. Frankfort/Main.
Ceceña, Ana Estheer, 2009 : Gesellschaftliche Gabelungen. Luxembourg.
Flassbeck, Heineer, 2011 : Die Verteilungsfrage muss vor der Wachstumsfrage gelöst sein. Vortrag auf der Klausur der Fraktion Die Linke. 27.8.2011 Rostock.
Huffschmid, Jörg / Jung, Heinz, 1988 : Reformalternative. Ein marxistisches Plädoyer. Hambourg.
Klein, Dieter, 2009 : « Das Zeitfenster für alternative Klimapolitik : von der Kunst, gegen die herrschenden mit ihnen Unmögliches zu ermöglichen. » In : Brie, Michael (Hrsg.) : Radikale Realpolitik. Plädoyer für eine andere Politik, Berlin.
Krell, Leo, 1954 : Deutsche Literaturgeschichte für höhere Schulen. Bamberg.
Layard, Richard, 2010 : Die glückliche Gesellschaft. Was wir von der Glücksforschung lernen können. Frankfort/Main / New York.
Marx, Karl, 2005 : « Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie. » In : MEW. Bd. 42. Berlin.
Ver.Di, 2011 :https ://www.verdi-bub.de/standpunkte/archiv/vermögensverteilung
Conférence mondiale sur le changement climatique et les droits de la terre-mère. 22 avril 2010 : Convention des peuples. Cochabamba. Bolivie.
Wilkinson, Richard / Pickett, Kate, 2010 : Gleichheit ist Glück. Warum gerechte Gesellschaften für alle besser sind. Berlin.
Wright, Olin Eric, 2010 : Envisioning Real Utopias. London.