Michel Warchawski, militant israélien antisioniste, fondateur en 1984 du Centre d’information alternative, organisation non gouvernementale mixte israélo-palestinienne
Il y a moins d’un an, la région arabe toute entière, de la Tunisie à l’Ouest jusqu’au Yémen au Sud-est, a été le théâtre d’un gigantesque soulèvement extraordinairement populaire pour la liberté et la démocratie. Les dictatures vieilles de plusieurs décennies d’Hosni Moubarak et Zine El Abidine Ben Ali ont été mises à bas en quelques semaines, et la voie à de nouveaux régimes démocratiques semblait grande ouverte. Les régimes de la région n’ont pas tous été contestés, mais il n’y a pas un seul pays de la région qui n’ait pas été touché par les mouvements populaires à l’intérieur ou à l’extérieur de ses frontières. À l’exception d’un seul, l’État d’Israël. Israël considéré comme un îlot de stabilité dans un océan de troubles et de révolutions, et ses dirigeants n’ont pas hésité un seul instant à vendre cette stabilité aux gouvernements occidentaux : « Pour défendre vos intérêts dans la région, vous ne pouvez pas faire confiance aux dictatures même les plus dures que vous soutenez avec de l’argent et du matériel militaire ; tôt ou tard, des mouvements populaires peuvent s’imposer et compromettre tout ce que vous avez investi chez ces alliés », ont déclaré en substance les dirigeants israéliens à leurs homologues occidentaux, « l’État d’Israël est votre seul allié stable et fiable ! »
Quelques mois plus tard, la « stabilité israélienne » a laissé place à la plus grande mobilisation populaire que le pays ait jamais connue : au début ce fut un petit campement de tentes à Tel Aviv qui s’est rapidement étendu à de nombreuses autres villes. Cela s’est poursuivi avec des manifestations de rue de plus en plus importantes culminant le 3 septembre quand, selon la police, 450 000 personnes ont manifesté dans les rues de Tel Aviv, la plus grande manifestation de toute l’histoire de l’État d’Israël.
Le mouvement a démarré autour d’une seule question : le logement. Après plusieurs décennies durant lesquelles un couple d’Israéliens pouvait accéder à un logement décent, grâce à des prêts subventionnés par l’État, la nouvelle économie néolibérale rend cela presque impossible : un jeune couple, dans lequel l’homme et la femme gagnent tous deux un salaire décent, ne peut plus acheter un appartement. Baisse des subventions de l’État et des prêts bon marché, privatisation des terres et démantèlement du système de logement public font qu’il est presque impossible pour un jeune couple d’accéder à un logement. Cette politique ne frappe pas seulement les pauvres, mais aussi la plus grande partie de la classe moyenne. En effet, le mouvement actuel a commencé comme mouvement de la classe moyenne. Les couches les plus pauvres de la société n’ont rejoint le mouvement que récemment, dans les grandes villes ainsi que dans ce qu’on appelle la périphérie. Rappelons que, selon la Caisse d’assurance nationale d’Israël, 30 % des enfants israéliens vivent sous le seuil de pauvreté, ce qui veut dire qu’un peu moins du tiers des Israéliens sont considérés comme pauvres dans un pays plus riche que la moyenne de ceux de l’Union européenne.
Très vite, cependant, les exigences concernant le logement se sont transformées en une contestation globale du système néolibéral en tant que tel. Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, a été l’un des leaders les plus agressifs du monde à mettre en œuvre une économie néolibérale. Quand il était ministre des Finances (1998-1999), l’économie de marché était sa religion, l’entreprise privée et la « libre » concurrence sa Sainte Bible. En effet, ce n’est que dans un petit nombre de pays que le processus de privatisation et de démantèlement des services et des biens publics a été aussi brutal et absolu. Il ne reste presque rien de l’ancien État-providence (certains diraient même socialiste) et même le système d’éducation est progressivement privatisé.
Le retour de Netanyahu au poste de Premier ministre a donné le signal d’une nouvelle offensive mais, cette fois, au lieu d’attaquer frontalement les pauvres et les classes moyennes, le Premier ministre a choisi une autre méthode : donner aux riches, notamment en réduisant considérablement l’impôt sur les entreprises et les revenus élevés. Avec Netanyahou, le lien argent-pouvoir est devenu une véritable provocation, et l’amitié personnelle entre Netanyahu, ses ministres et des hauts fonctionnaires, d’une part, et les « tycoons » (magnats) – nom donné localement aux oligarques – de l’autre, fait presque chaque jour la « une » des médias locaux.
En criant « le peuple exige la justice sociale » et « contre les privatisations – l’État-providence ! », les manifestants défient le cœur même de la philosophie économique et sociale de Netanyahu et de sa praxis. « Un gouvernement de magnats », voilà comment la classe moyenne israélienne perçoit le gouvernement Netanyahou, et à juste titre : toutes les autres couches de la société sont laissées de côté, et pas seulement les pauvres.
Après quelques semaines de mobilisations, de nouvelles couches ont rejoint la lutte, ceux qu’on appelle la « périphérie israélienne ». Périphérie a une double signification : périphérie géographique, ceux qui vivent en dehors des trois grandes villes (Tel Aviv, Jérusalem, Haïfa), ainsi que périphérie sociale.
Pendant les premières semaines, les classes les plus pauvres n’ont pas participé à la mobilisation dont les porte-parole insistaient sur le fait que c’était celle de la classe moyenne, comme si cette caractéristique sociologique devait leur offrir des privilèges par rapport aux pauvres. Par ailleurs, ils insistaient également sur le fait que, contrairement aux pauvres, ils étaient des « Israéliens dans la norme », ce qui signifie dans le langage israélien payer des impôts et servir dans l’armée de réserve. Le samedi 13 août au soir, des dizaines de milliers d’Israéliens de la « périphérie » sont descendus dans la rue, notamment à Netanya et Beersheba, et ont ainsi modifié la nature de classe du mouvement. Parallèlement, deux nouveaux secteurs ont été au premier rang de la mobilisation : les femmes pauvres (surtout à Haïfa) et la minorité palestinienne. Dans les deux cas, de nouvelles exigences propres à ces secteurs ont été soulevées. On doit noter que les manifestants arabes ont été bien accueillis par les juifs, certains d’entre eux expliquant qu’« ils n’ont aucun problème avec les Arabes, mais détestent les Palestiniens » (sic).
Au début, le mouvement de protestation rappelait les initiatives des forums sociaux mondiaux de la première décennie de ce siècle : ni programme, ni leadership, ni agenda commun, en dehors des deux slogans ci-dessus. Chacun était le mouvement et soulevait ses propres revendications et préoccupations. L’avenue Rothschild à Tel Aviv, où ont été installées les premières tentes, est rapidement devenue un vaste forum de discussions, d’échange et de dialogue ainsi que d’activités culturelles ; des artistes célèbres sont venus exprimer leur solidarité et contribuer à la mobilisation.
Les manifestants insistaient sur le fait qu’ils n’étaient « ni de gauche, ni de droite » ; et effectivement, de nombreux électeurs du Likoud participaient au mouvement. Ils soulignaient également la différence entre un mouvement « social » et un « mouvement politique », en rejetant catégoriquement l’idée qu’ils soient « politiques ». Personne ne peut nier, cependant, que le mouvement est clairement un défi à l’économie néolibérale et un appel au retour à l’État-providence. En ce sens, il est un frein à la politique consensuelle de tous les partis israéliens importants – Likoud, Kadima et diverses fractions du Parti travailliste.
La vraie nature du mouvement et de ses porte-parole sera révélée quand ils devront répondre à la question qui a été déjà soulevée par Netanyahou et les directeurs du ministère des Finances – plus d’argent pour le logement, la santé et l’éducation, où le prendre ? La question est pertinente et la réponse évidente : sur l’énorme budget pour la colonisation, sur le budget de la Défense, sur les exonérations fiscales des grandes entreprises et des banques. On peut prendre là beaucoup d’argent et la décision est politique.
On ne doit pas se limiter à la perception que le mouvement a de lui-même et à ses exigences. Quelque chose de beaucoup plus profond peut se produire, mais il faudra du temps et des batailles politiques pour qu’il porte ses fruits sacrés.
En Israël, le concept de « peuple » était synonyme de « nation », c’est-à-dire la nation juive d’Israël. Le peuple a toujours été « le peuple d’Israël », non pas au sens républicain moderne – la collectivité des citoyens de l’État d’Israël – mais au sens biblique. Elle excluait du collectif souverain les citoyens non juifs, notamment la minorité palestinienne, bien qu’ils représentent plus de 20 % de la population.
Dans la plupart des manifestations, les porte-parole ont été très explicites : quand ils parlaient au nom de « l’ensemble du peuple », ils précisaient : « juifs religieux et non religieux, ashkénazes – d’origine européenne – et miz-rahi – d’origine arabe et méditerranéenne – et arabes ». En effet, la minorité arabe d’Israël a fait partie intégrante du mouvement et, dans les villes mixtes comme Haïfa, les manifestations étaient vraiment des manifestations judéo-arabes mixtes. Faisons le rêve qu’un nouvel « Am Israël » [peuple d’Israël] soit né le 14 juillet, comme la nouvelle nation française est née le 14 de juillet 1789, définition civique du peuple prenant la place de celle de groupe ethnique/confessionnel. Si c’est le cas, l’ambitieux slogan des manifestations – « Révolution ! » – n’était pas une exagération.
La première réaction de Benjamin Netanyahu par rapport au mouvement a été sans surprise : « Ce mouvement a des motivations politiques et il est manipulé par la gauche ». Mais, rapidement, ses proches conseillers lui ont fait comprendre que si le mouvement s’identifie à la gauche d’Israël, la gauche constitue la grande majorité des électeurs. Il a donc changé de discours et a déclaré qu’un changement de priorités budgétaires affaiblirait la sécurité israélienne. Ehud Barak, depuis son appartement situé dans l’un des immeubles les plus chers de Tel Aviv, a été encore plus brutal : « Israël n’est pas la Suisse », a déclaré le kibboutznik devenu millionnaire. Comme d’habitude en Israël, la seconde réponse du gouvernement a consisté à créer une commission. Celle-ci est présidée par le professeur Trachtenberg ; son mandat est très limité et ses membres ne peuvent pas – et pour la plupart d’entre eux ne veulent pas – prendre en considération la revendication principale du mouvement de protestation : la fin de l’économie néolibérale et le retour à une certaine forme de capitalisme régulé. Dans le meilleur des cas, elle s’orientera vers une critique de la concentration du capital, dénoncera les « magnats » et suggérera des mesures pour limiter leur puissance financière. L’étape suivante du gouvernement d’ultra droite actuel pourrait bien être inspirée par Ehud Barak : envenimer la violence aux frontières de l’un des pays voisins ou même provoquer une série d’actes terroristes en Israël, en espérant que l’aspiration à la « sécurité » redonnera un souffle d’unité nationale face à la menace extérieure. Ce ne sera pas la première fois qu’un gouvernement israélien utilise cette stratégie sordide. Il semble cependant que l’opinion publique israélienne est plus intelligente que par le passé : quand, récemment, les porte-parole du gouvernement ont soulevé la question de la sécurité, la réponse des manifestants a été : « le logement, l’éducation et la santé sont notre véritable sécurité », montrant ainsi qu’ils ont bien conscience de ce vieux truc. Cela suffira-t-il à dissuader le gouvernement israélien de lancer une guerre ? Nul ne peut répondre à cette question. La grande publicité donnée par la droite israélienne à la visite des bellicistes des États-Unis, Check Norris et Glenn Beck, et leurs déclarations racistes n’est vraiment pas de bon augure.
Les manifestants ont réagi à l’initiative du gouvernement en créant leur propre commission, constituée d’économistes progressistes, de sociologues et de militants sociaux. Ce groupe alternatif a une composition très hétérogène ; on y trouve l’ancien gouverneur adjoint de la Banque d’Israël. Un grand nombre de militants ont exprimé leur hostilité à la commission alternative.
Dans le camp progressiste, chacun est d’accord sur le fait que toute alternative comporte :
● une augmentation spectaculaire des budgets de la santé, de l’éducation et du social ;
● la mise en œuvre de la loi actuelle concernant le logement public et l’affectation des budgets votés pour la construction de logements sociaux dans tout le pays ;
● un plan d’urgence pour le développement de la « périphérie » ;
● l’augmentation de la fiscalité sur les bénéfices des grandes entreprises ;
● l’expropriation des logements inoccupés dans tout le pays ;
● le démantèlement de l’Autorité d’administration des terres.
Mais ce n’est pas suffisant et les revendications complémentaires sont loin de faire consensus au sein de ce mouvement qui s’efforce de rester « ni de gauche ni de droite ». Mais il faut comprendre que, comme la démocratie, la justice sociale est indivisible : c’est l’un ou l’autre.
● La priorité doit être donnée aux communautés les plus démunies, en particulier les Arabes et les communautés ultra orthodoxes ; ces communautés ne sont pas la principale préoccupation des porte-parole de la classe moyenne du mouvement de protestation, c’est le moins qu’on puisse dire ;
● Afin de financer les revendications légitimes des manifestants, il faut réclamer des réductions massives des budgets pour les colonies et la « sécurité » ; tôt ou tard, le mouvement devra mettre un terme à son affirmation « apolitique ». Droite et gauche sont deux orientations opposées, l’une menant à plus de pauvreté et de discriminations sociales, l’autre à une répartition plus juste des richesses. L’un des slogans les plus populaires des manifestants était « Révolution ! ». C’est un programme très ambitieux. En réaliser ne serait-ce qu’une petite partie nécessite de faire des choix et d’en finir avec l’illusion de l’unité nationale.