Lors du séminaire organisé à Rio par le Forum de São Paulo, du 30 juin au 2 juillet, réunissant ministres, responsables politiques et chercheurs d’une dizaine de pays d’Amérique latine – dont huit pays d’Amérique du Sud – ayant un gouvernement de gauche à leur tête, a été lancée la création d’un « observatoire des gouvernements de gauche en Amérique latine ». Il s’agit pour les représentants des gouvernements et des partis politiques au pouvoir de faire le point régulièrement sur les avancées et les nouveaux défis rencontrés.
Dix ans après le début de l’arrivée au pouvoir des premiers gouvernements progressistes en Amérique du Sud, où en est-on ? La croissance économique a été maintenue grâce à une stratégie centrée sur la revalorisation des salaires, la création d’emplois, le soutien aux plus défavorisés, la diversification des relations économiques et l’indépendance vis-à-vis des organismes financiers internationaux. Des millions de personnes sont sorties de la pauvreté et de l’indigence et le développement d’un véritable marché intérieur a permis à ces pays d’affronter la crise sans trop de dégâts. Mais si les politiques mises en œuvre ont répondu à l’urgence, les inégalités, elles, ne se sont pas réduites ; l’impérialisme, bien qu’affaibli, reste à l’affût et la question de la transformation de ces sociétés est toujours plus d’actualité.
Les gouvernements progressistes d’Amérique du Sud doivent aujourd’hui affronter trois grands défis :
● Se maintenir au pouvoir en passant de la démocratie « représentative » à la constitution d’un véritable pouvoir populaire, et donner la priorité au politique pour affronter le pouvoir économique et financier.
● Mettre en œuvre un nouveau mode de développement à la fois plus juste socialement et plus durable.
● Protéger les avancées obtenues dans un monde capitaliste en crise profonde, par une intégration régionale totalement différente de la construction européenne, ne regroupant que des pays dont les gouvernements sont élus par le peuple (ce qui ne va pas de soi en Amérique latine), et réellement solidaire, tout en faisant du respect de la souveraineté nationale un principe absolu.
Permettre au peuple de prendre en mains son avenir
Permettre au peuple d’exercer sa souveraineté, notamment en respectant les choix politiques des gouvernements dont les dirigeants ont été régulièrement élus, ne va pas de soi en Amérique latine. D’une part, parce que l’Amérique latine est encore considérée comme une chasse gardée par les États-Unis qui n’hésitent pas à financer des coups d’État pour renverser un président dont la politique ne leur convient pas, comme on l’a vu au Chili en 1973, mais aussi il y a quelques mois au Honduras.
D’autre part, parce que les accords de libre-échange, et les « traités de protection réciproque des investissements étrangers » commerciaux signés entre des grandes firmes multinationales européennes et nord-américaines et des gouvernements antérieurs très complaisants, mais aussi le poids du commerce extérieur (des exportations et des importations) dans le développement de la très grande majorité des pays latino-américains, rendent ces derniers dépendants des grands groupes économiques et financiers internationaux.
Enfin parce que la plupart des gouvernements progressistes d’Amérique latine sont arrivés au pouvoir par le biais d’une élection présidentielle et de l’alliance entre des mouvements sociaux divers et des forces politiques de transformation encore minoritaires au niveau des instances parlementaires. Les classes dominantes ne disposent donc pas seulement des leviers économiques et financiers pour s’opposer au changement mais, souvent aussi, de représentants en nombre au sein même de l’appareil d’État.
Pour se maintenir au pouvoir, les gouvernements progressistes d’Amérique du Sud doivent donc tout à la fois renforcer les liens entre les mouvements sociaux, les forces politiques de transformation et le gouvernement, tenir le bon rythme de réformes structurelles dans tous les domaines et prendre appui sur une politique d’alliances au niveau international.
Le renforcement des liens entre mouvements sociaux, forces politiques de gauche et gouvernement progressiste est indispensable dans le cadre d’une crise du système capitaliste au niveau mondial. Cette crise systémique est certes considérée par les gouvernements progressistes d’Amérique du Sud comme favorable au développement économique de pays disposant d’importants stocks de ressources naturelles. Mais elle est aussi considérée comme très dangereuse au niveau du rapport des forces politiques planétaire, avec des États-Unis qui cherchent à tout prix à garder leur rôle hégémonique et détiennent 50 % de l’arsenal militaire mondial, une crise de la social-démocratie européenne et une crise idéologique de la gauche de transformation qui ne s’est pas remise de la chute du mur de Berlin.
Cet appui indispensable du peuple à l’action des gouvernements progressistes, afin de leur donner la légitimité nécessaire pour affronter un tel rapport des forces, passe par une démocratisation des institutions, une décentralisation du pouvoir, mais aussi un développement des luttes pour faire respecter la volonté populaire.
Beaucoup de gouvernements progressistes ont donc procédé très rapidement à des réformes constitutionnelles, permettant notamment au peuple de se prononcer plus souvent par référendum sur les politiques adoptées. Et la question de la décentralisation des pouvoirs est à l’étude dans la plupart de ces pays.
Toutefois le rythme de ces réformes institutionnelles n’est pas anodin. Pour certains, les constitutions issues des dictatures auraient, pour partie, joué le rôle de frein au développement des politiques néolibérales. Pour d’autres, la décentralisation des pouvoirs ne doit pas affaiblir le rôle de l’État central, notamment dans un dangereux contexte de crise mondiale.
Par ailleurs, passer d’une démocratie représentative à une réelle souveraineté populaire ne va pas de soi. En effet, les dictatures militaires et les politiques néolibérales mises en œuvre précédemment ont divisé et fortement déstructuré les forces syndicales et politiques progressistes. L’éducation, majoritairement privée, n’est pas accessible à tous. Et la culture, notamment à travers les moyens d’information et de communication détenus par des grands groupes financiers, reste sous le contrôle hégémonique des États-Unis.
Enfin, protéger les avancées obtenues, tout en développant les luttes pour faire respecter la volonté populaire, suppose de passer d’une culture politique « transmise au peuple » – comme cela a été le cas dans l’expérience cubaine – à une véritable « socialisation politique », une participation des travailleurs au processus de transformation. Cela suppose, corrélativement, de revoir le rôle respectif du gouvernement et des partis politiques de gauche qui doivent, eux, « représenter la conscience critique et dialectique des problèmes que la société rencontre et mener la bataille idéologique sur le projet alternatif ».
Mettre en œuvre un autre mode de développement
Le bilan économique et social des premières années de gouvernement est plutôt positif : réforme agraire, développement d’une politique d’innovation technologique, croissance des emplois, baisse de la pauvreté, mise en place d’un processus de négociations collectives, engagement de réformes structurelles en matière d’éducation, de santé, de fiscalité… Mais la croissance s’accompagne encore trop souvent d’un accroissement des inégalités entre secteurs d’activité – et donc des inégalités entre territoires et des inégalités entre couches sociales – et ne prend pas toujours en compte la nécessité de protéger ses ressources naturelles et la biodiversité, comme d’assurer la souveraineté alimentaire…
Comment, dès lors, mettre en œuvre un nouveau mode de développement, plus juste socialement et plus durable ?
Comment empêcher les grands groupes industriels et financiers mondiaux de faire de l’Amérique du Sud le futur grenier du monde et leur principal fournisseur de matières premières et de terres rares ? Quels investissements privilégier pour ne pas accroître les inégalités de développement entre secteurs d’activité et couches de population, tout en assurant un accroissement suffisamment rapide du bien-être de l’ensemble de la population ? Quel rythme adopter dans les réformes indispensables pour satisfaire les besoins de la population et ne pas faire le jeu de la droite mais prendre le temps des accords politiques ? Quelles conditions poser aux importations chinoises que l’on a choisi de privilégier pour se libérer de la domination des capitaux européens et nord-américains ? Des clauses sociales ? Des compensations financières ? Des investissements ? Mais alors quels transferts de technologie négocier qui permettent, à terme, de réduire les importations industrielles ? Quelles entreprises bénéficieront de ces transferts de technologie et quel doit être leur statut juridique pour en faire bénéficier tout le pays ?
Que veut dire passer de la croissance au développement durable ? Comment concilier au Brésil droits ancestraux des indigènes sur la terre, développement de la souveraineté alimentaire, réduction de la part des exportations agricoles et réduction de la dette externe ? Comment concilier protection de la biodiversité mondiale dont l’Équateur détient une part très importante et accès à l’énergie indispensable à son développement, quand des réserves pétrolières et de gaz très importantes se trouvent dans son sous-sol ?
Construire une alliance régionale solidaire et démocratique
Partageant la même langue (à l’exception du Brésil), ayant connu une histoire commune, celle de la conquête espagnole et portugaise de leur terres aux xve et xvie siècles, des mouvements de libération nationale au xixe, d’un essor économique pendant la crise de la Seconde Guerre mondiale puis du retour d’un nouvel impérialisme, nord-américain, responsable d’un accroissement insupportable de leur dette externe, les pays d’Amérique latine – notamment ceux du Sud – sont plutôt favorables à une politique d’alliances régionales. Mais à l’heure actuelle, en Amérique du Sud, coexistent plusieurs types de coopérations régionales institutionnalisées dont les objectifs ne sont pas les mêmes. Il y a d’abord eu l’Organisation des États américains, OEA, créée à l’initiative des États-Unis avec pour but le développement du « libre commerce » entre États américains. Puis la mise en place du MERCOSUR, union régionale ne regroupant que quatre pays d’Amérique du Sud (l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay) et dont l’objectif est de lutter contre l’accroissement de la dette externe par la création d’un « marché commun », mais qui, n’ayant pas renoncé au modèle de production « productiviste », est un désastre du point de vue du développement durable. Et depuis les années 2000, l’arrivée au pouvoir des premiers gouvernements progressistes et la prise de conscience des ressources immenses dont dispose l’Amérique du Sud, la constitution de l’UNASUR qui regroupe douze pays d’Amérique du Sud avec la volonté de s’opposer à toute alliance de type ALCA (à l’initiative des États-Unis mais mis en échec au sommet des Caraïbes en 2005), de mettre les décisions entre les mains des chefs d’État et non des marchés financiers et de mettre en place des projets communs. Enfin la création de Banco del Sur et de l’ALBA, une alliance entre la Bolivie, Cuba, l’Équateur, le Nicaragua, le Venezuela, et quelques pays des Caraïbes, dont les gouvernements progressistes partagent les mêmes objectifs politiques (alliance bolivarienne).
La coexistence de ces différentes constructions régionales, ayant chacune des objectifs différents mais qui regroupent pour partie les mêmes pays, n’est pas sans poser de problèmes. Pourtant dans le contexte de crise actuelle et de recomposition des forces au niveau international, la construction d’une puissance politique nouvelle et d’un grand pôle de développement en Amérique du Sud n’apparaît pas utopique compte tenu des richesses naturelles énormes dont dispose ce continent et de tout ce qui unit ces pays. Mais comment ne pas reproduire le schéma capitaliste de la construction européenne et se libérer de la domination des monopoles économiques et financiers ? Comment construire une union solidaire qui ne se limite pas à une coopération technique – comme l’est encore trop la constitution du SUCRE (le système monétaire de compensation régionale), nouvelle monnaie commune entre les pays de l’ALBA – mais réduise les écarts énormes de développement entre un pays comme le Brésil et ses voisins le Paraguay et l’Uruguay ? Comment intégrer dans cette Union régionale un plus grand nombre de pays tout en respectant scrupuleusement la souveraineté nationale ?
On le voit, les défis auxquels sont confrontés les gouvernements progressistes d’Amérique latine sont loin d’être anodins. Et les questions qu’ils soulèvent nous concernent au premier plan.