• Après la révolution, c’est avant la révolution

  • 04 Dec 11 Posted under: Afrique , Démocratie
  • Gabriele Habashi, Journaliste au Caire

    Bien sûr, nous étions tous très heureux. Bien sûr nous avons tous fait la fête. Le monde entier avait les yeux fixés sur l’Égypte. Nous étions extrêmement fiers.

    Et après ?

    Les Égyptiens sont retournés à leur vie quotidienne qui est infiniment plus difficile qu’auparavant car l’économie va mal. Suite à la désaffection des touristes, dans certains secteurs on ne gagne que très peu d’argent, voire rien du tout. Le chômage augmente, tandis que les prix explosent. Les gens sont fatigués de la révolution.

    Cependant, quelque chose a changé. Une conscience politique s’est fait jour. Tout le monde fonde des partis, chacun intervient dans le débat, tous veulent s’organiser. On est soudain face à un débat public inconnu jusqu’alors. L’expérience de la possibilité de revendiquer ses droits porte ses fruits : on voit de temps à autre des manifestations, des grèves chez les étudiants et les médecins des hôpitaux ; les fonctionnaires protestent, les ouvriers attirent l’attention sur leurs insupportables conditions de travail. Même si, parfois, la protestation fait pousser quelques fleurs sauvages, dans l’ensemble on assiste à un changement très positif : après des décennies d’oppression, les Égyptiens veulent faire entendre leur voix.

    Pour le développement politique du pays ce nouveau comportement est d’une extrême importance car, jusqu’à présent, avec les gouvernements provisoires mis en place par le Conseil militaire, c’est uniquement la pression de la rue qui a pu imposer des réformes.

    Le 11 février 2011, Hosni Moubarak a démissionné et les militaires ont pris le contrôle de l’État. Depuis, sur le plan politique il n’y a eu que quelques changements cosmétiques, mais en principe les structures de pouvoir d’avant la révolution restent dominantes. La couche dirigeante de l’armée est constituée d’une partie de l’ancien régime de Moubarak. C’est elle qui a mis en place le Conseil militaire. Toutefois, il n’est pas prévu de le faire élire par le peuple et, d’un certain point de vue, ce Conseil militaire poursuit la stratégie du gouvernement précédent, à savoir : miner l’unité du peuple égyptien et conforter ses propres intérêts.

    L’incertitude sur des élections, les rumeurs propagées par les médias sur la présence dans le pays de prétendus agents étrangers dans le pays, la désinformation ciblée de la population concernant les projets et les changements politiques font partie de cette stratégie.

    Ainsi, lors du référendum en mars par exemple, la plupart des Égyptiens n’avaient pas la moindre idée de l’effet qu’aurait leur vote, ni quels changements de la Constitution il entraînerait et pourquoi. Cela a laissé beaucoup de place aux manipulations et a permis à des groupes d’intérêt bien définis de s’approprier le pouvoir, en détournant les votes en leur faveur au moyen de manœuvres de persuasion ciblées.

    Pendant la révolution, les militaires ont acquis la considération et l’estime de la population. Désormais, ils ont pris le pouvoir et leur rôle devrait être d’assurer la transition vers des structures démocratiques. Il est naturel que cela génère des protestations si, au lieu de cela, c’est une politique réactionnaire qui est opposée aux revendications révolutionnaires.

    Les militaires n’ont aucun intérêt véritable à remettre le pouvoir au peuple et à mettre ainsi en péril leur propre pouvoir. Les privilèges des militaires se situent à plusieurs niveaux et sont liés à d’immenses avantages financiers ; pourquoi voudraient-ils les réduire par la voie démocratique ?

    Donc, sur le devant de la scène se joue une comédie démocratique, tandis qu’en toile de fond se poursuit la chorégraphie du chaos, qui détourne les gens des thèmes et des problèmes qui les concernent réellement. Déjà pendant la révolution, cette mascarade a fonctionné et maintenant les mêmes méthodes continuent de faire leurs preuves :

    Il est évident qu’une grande partie des manifestants est payée par les privilégiés de l’ancien régime. Il y a de plus en plus de manifestations pro-Moubarak.

    La sécurité est plutôt précaire à cause d’attaques perpétrées par des nervis payés pour susciter l’inquiétude et la peur.

    La police continue d’être pratiquement invisible et n’assure pas sa mission de maintien de l’ordre depuis que, pendant la révolution, le gouvernement de Moubarak l’a retirée des rues après avoir ouvert les portes des prisons aux criminels.

    Des attaques d’extrémistes religieux connus favorisent les animosités religieuses entre musulmans et chrétiens, dans le but de transférer le centre de gravité du plan politique vers le plan religieux et de diluer les objectifs sociaux et politiques.

    On est en outre en présence d’une tactique de temporisation qui permet au Conseil militaire de conserver son pouvoir intangible et rend plus difficile la transition vers une forme de gouvernement démocratique. Le Conseil militaire met en place des commissions dont les membres lui agréent. Bien que ces commissions soient censées représenter les intérêts du peuple, les changements politiques nécessaires sont soit appliqués au compte-goutte, soit annulés ou modifiés par les autorités suprêmes, de sorte que tout changement, opéré pas-à-pas et allant dans le sens des objectifs démocratiques, est uniquement le fruit de la pression publique ou des protestations publiques qui perdurent.

    C’est la raison pour laquelle au cours des dernières semaines, de nombreux Égyptiens ont exprimé à nouveau leurs exigences de renouvellement politique, lors de nouvelles manifestations sur la place Tahrir. Cependant, les révolutionnaires ont été délibérément discrédités dans les médias officiels et on a propagé l’idée qu’ils seraient cause de la mauvaise situation économique parce qu’ils empêchent le pays de revenir au calme.

    Les Frères musulmans et leur fraction extrémiste, les Salafistes, sont les bénéficiaires de cette situation. Depuis la révolution, leur comportement est intéressant à observer. Au début, les Frères musulmans étaient hostiles à la révolution. Cela correspondait à ce que pensait la gauche depuis longtemps : les Frères musulmans ne refusaient pas le système répressif de l’État autoritaire en lui-même mais souhaitaient seulement une islamisation plus poussée des structures légales. Par la suite, sous la pression de membres plus jeunes, ils ont adhéré à la révolution et il est évident qu’ils aspirent à jouer un rôle important dans le gouvernement futur du pays.

    Cela convient parfaitement aux militaires, car les Frères musulmans ne souhaitent nullement le changement des structures de pouvoir actuelles. Entre-temps, financés par des fonds saoudiens, les Frères Musulmans, et les salafistes ultra religieux exercent, avec le consentement du gouvernement militaire, leur influence sur la population pauvre et ignorante du pays, qui se trouve dans un état d’extrême déstabilisation en raison de la crise économique et politique.

    D’ores et déjà, les toutes premières réformes politiques prises par le Conseil militaire ont été soutenues par les islamistes : la loi sur les partis promulguée en juin favorise les organisations riches en adhérents et en argent. Pour pouvoir être fondé, un nouveau parti doit avoir au moins 5 000 membres dont la déclaration d’adhésion doit avoir fait l’objet d’une onéreuse certification par notaire. En outre, la liste des adhérents doit être publiée dans deux journaux importants, ce qui coûte des millions. Le parti des Frères musulmans est le seul qui, déjà dans l’opposition sous Moubarak, disposait de beaucoup d’argent et d’une organisation au plan national. La nouvelle loi sur les partis n’a donc pas été un obstacle pour eux.

    Les riches ramifications de l’ancien Parti national démocrate et les récents partis des gens fortunés de la droite et des conservateurs libéraux ont pu dépasser tout aussi facilement les obstacles financiers pour se constituer en partis. Les seuls qui ne réussissent pas à franchir cet obstacle économique sont les groupes qui veulent représenter les intérêts des pauvres.

    Mais la prétendue démocratisation doit également faire face à d’autres difficultés : un grand débat est en cours entre ceux qui sont politiquement actifs et le désaccord subsiste sur le choix de la date programmée pour les élections : doivent-elles se situer avant ou après la rédaction d’une nouvelle constitution ?

    Ceux qui sont favorables à des élections antérieures à la nouvelle rédaction de la constitution veulent simplement qu’un gouvernement soit rapidement élu et considèrent donc comme acquis le fait que le pouvoir du Président sera illimité, tout comme avant la révolution. Ils attendent alors du gouvernement une nouvelle constitution qui limite ses propres pouvoirs.

    En revanche, les opposants à ce modèle, exigent que la nouvelle version de la constitution soit rédigée par une commission indépendante constituée de représentants de tous les groupes, classes et couches de la société, avant même d’envisager la tenue d’élections.

    Le Conseil militaire offre de faire rédiger la constitution par une commission nommée par lui, majoritairement constituée de Frères musulmans connus, fidèles au régime, tandis que les élections seraient organisées aussi rapidement que possible, sans tenir compte de la question de la constitution.

    Il est évident que, si l’on agit de façon précipitée, la tenue d’élections vraiment libres et démocratiques est impossible. De même, il n’est pas possible que, dans un tel cas, les gens puissent savoir exactement pour quel gouvernement et sur quelle base précise et constitutionnellement légale ils vont voter.

    Les protestations publiques de la dernière période, sur la place Tahrir, concernaient ce problème et, jusqu’à présent, personne n’a eu le dernier mot. Il y a eu un consensus général parmi les manifestants : attendre la fin du mois du ramadan et, après la fête de sortie du jeûne, voir à quelle nouvelle décision est parvenu le Conseil militaire en ce qui concerne les élections. Enfin, dans la dernière période, il y a eu une succession ininterrompue de communiqués et personne ne sait où en sont les choses. Avant le ramadan, les élections avaient été annoncées pour novembre. Tout le monde attend donc la fin de la fête, au début de septembre, pour voir si entre-temps de nouvelles décisions ont été prises [1].

    Pour pouvoir tenir des élections vraiment démocratiques, plusieurs conditions doivent être réunies ; mais celles-ci sont, pour le moment, encore très loin de l’être.

    La loi sur les partis et la loi électorale devraient être initiées par une commission démocratiquement élue, avec un mandat populaire. Comme nous le savons déjà, ce n’est nullement le cas.

    Les obstacles financiers, que la nouvelle loi sur les partis impose pour la création de nouveaux partis, ont eu pour effet que, jusqu’à présent, seul un nombre très restreint de partis a pu se constituer, ce qui ne correspond pas du tout à l’amplitude véritable du spectre d’intérêts de la population.

    La nouvelle loi électorale, qui a été concoctée par une commission nommée par le Conseil militaire reprend l’ancienne loi électorale dont seules certaines parties ont été révisées à la hâte. En outre, théoriquement, la nouvelle loi électorale aurait dû être basée sur une nouvelle constitution. Cela n’a pas été fait non plus.

    D’autres problèmes structurels s’opposent également à des élections libres et démocratique : il n’existe pas de listes électorales. Lors du référendum de mars, chacun pouvait voter avec sa carte d’identité, librement et dans n’importe quel bureau de vote, quelle que soit la région de son domicile. Cette pratique s’est révélée chaotique. Il est impossible, en moins de six mois, de transformer en listes électorales les données manuscrites recueillies alors, et les listes électorales de l’ancien gouvernement sont erronées et incomplètes. Il est donc inconcevable qu’on puisse établir en si peu de temps des listes électorales compatibles avec un vote démocratique.

    Par ailleurs, pour que des élections soient vraiment démocratiques, il faut que les électeurs connaissent leurs droits et leurs devoirs. Les méthodes permettant d’assurer des élections libres et à bulletins secrets sont inconnues dans le pays et nécessitent une « éducation » des électeurs. Le temps manque, ainsi que la volonté du gouvernement militaire actuel.

    On doit s’attendre à ce que les élections démarrent le plus rapidement possible ; leur résultat sera largement prévisible donnant aux militaires, et à la classe dominante, toutes les garanties de pouvoir continuer à agir comme avant, sous le couvert de la démocratie.

    Pour prévenir les critiques à l’égard d’évolutions si peu démocratiques, on appliquera une méthode qui a fait ses preuves : le refus d’observateurs internationaux.

    Le gouvernement Moubarak avait, lui aussi, refusé les observateurs en prétendant que l’Égypte était capable de se surveiller elle-même. Cela s’applique aussi aux élections à venir. Cette fois, les observateurs nationaux sont acceptés. Mais seulement pendant les opérations électorales. Toute la phase préparatoire ainsi que le dépouillement et le comptage des bulletins s’effectueront à nouveau loin du public. La transition vers un avenir démocratique, sous la surveillance bienveillante du Conseil militaire, nous réserve des surprises.

    Notes

    [1] Les élections législatives débuteront le 28 novembre. Le scrutin, pour les députés de l‘Assemblée du peuple, se déroulera, sur trois tours, les 28 novembre et 14 décembre 2011 et le 3 janvier 2012, et cette chambre se réunira, pour la première fois, le 17 mars. L’élection des membres de la Choura (Sénat), la Chambre haute, se tiendra également sur trois tours, entre le 29 janvier et le 11 mars 2012.


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