Gáspár Miklós Tamás
Philosophe hongrois, ancien dissident exclu de sa profession, professeur invité dans plusieurs universités de Grande-Bretagne et des états Unis. Ses dernières publications en allemand sont parues dans les journaux viennois, Grundrisse et Perspektiven.
Écrire cet article me fait horreur. Comme je m’oppose à l’inquiétante évolution autoritaire de mon pays et que je réclame le rétablissement des libertés civiles, on risque de me prendre pour ce que je ne suis pas : quelqu’un qui pense que la variante européenne de démocratie libérale du XXIe siècle est un ordre politique qu’on peut et doit garder tel quel.
Personne ne veut revenir au monde de chaos, de pauvreté, de corruption, de querelles de clocher, de servilité, de vénalité, de mercantilisme, de mépris de la plèbe, d’inégalité et d’hypocrisie inauguré en 1989, année mythique de nos espoirs. Je suis loin d’être fier d’être un des pères fondateurs de la République de Hongrie.
Je ne souhaite pas parler au nom d’une nébuleuse « européanité » dans l’Europe de Sarkozy, Berlusconi, Bossi, Geert Wilders et du « multiculturalisme est mort » de Horst Seehofer. Peu de gens accepteraient une critique émanant d’une UE aux politiques idiotes, faites d’objectifs de déficit incroyablement faible, d’imposition de mesures d’austérité, de réduction des effectifs du secteur public et de démantèlement général de l’État social, source d’immenses problèmes pour les États membres les plus pauvres et les plus faibles. L’histoire hongroise est un récit éducatif qui alerte et montre à quel point la démocratie bourgeoise européenne est devenue fragile en ces temps de désarroi et de décadence. En l’absence de solidarité et de cohésion sociales fondées sur la justice, on peut difficilement s’attendre à ce que les citoyens se dressent pour défendre les institutions libérales, les contrôles et les équilibres, la séparation des pouvoirs et tout le reste.
Depuis avril 2010, lorsque la droite hongroise a atteint la majorité des deux-tiers au Parlement, et surtout après septembre, quand, après les élections locales, elle a remporté 93% des sièges des villages, villes et maires et obtenu la majorité dans tous les conseils régionaux, y compris dans la capitale, on a vu une fièvre de dispositions législatives qui ont peut-être changé à tout jamais la Hongrie. Le gouvernement de M. Orbán a tout d’abord mené des actions symboliques telles que des mesures parlementaires condamnant solennellement le traité de Trianon (signé le 4 juin 1920 à Versailles par les puissances belligérantes de la Première Guerre mondiale. Il définit les nouvelles frontières de la Hongrie) offrant la citoyenneté hongroise aux minorités hongroises des pays voisins et obligeant toutes les institutions de l’État ainsi que les bâtiments publics à étaler sur leurs murs la déclaration de fondation du nouveau régime, la Déclaration de coopération nationale (le régime lui-même se nomme officiellement Système de coopération nationale, et le gouvernement s’appelle Gouvernement des causes nationales). Il a ensuite modifié les lois électorales pour rendre plus difficile aux petits partis d’accéder au Parlement, il a épuré la Cour constitutionnelle, a nommé des hommes politiques de droite à la tête du Service du Procureur public (pendant neuf ans!), du service de Comptabilité générale, de tous les services juridiques de comté ; il a réorganisé les services secrets et créé un nouveau centre de lutte contre le terrorisme aux pouvoirs étendus, dirigé par l’ancien garde du corps personnel de M. Orbán. Il a changé le personnel dirigeant de tous les services de l’État, y compris les permanents autrefois non politiques, les postes administratifs – en particulier dans la police –, les administrations fiscale et douanière ainsi que l’armée. Il a adopté une loi selon laquelle tous les fonctionnaires peuvent être mis dehors comme on le veut, sans aucune justification, et être embauchés sans aucune qualification professionnelle spécifique. Des enquêtes de corruption et des procès ont été engagés contre d’anciens fonctionnaires, actions qui sont en général acceptables, voire salutaires, mais, ici, les cibles sont toutes sans exception des hommes ou femmes politiques, socialistes ou libéraux.
De nouvelles lois concernant l’enseignement sont soit en vigueur soit en cours d’élaboration ; elles renforcent la discipline, rendent les examens plus difficiles ; les pouvoirs des inspecteurs scolaires ont été accrus, des mesures visent à séparer des écoles d’élite des autres et à réduire le nombre d’étudiants universitaires ; on a introduit en histoire et en sciences humaines un programme et un agenda nationaux conservateurs. Mais la « pédagogie » nationale ne s’arrête pas là : l’aide sociale ne peut être accordée qu’à ceux qui possèdent « un environnement de vie ordonné » (ce qui permet au gouvernement local de bloquer l’aide sociale aux couches et aux minorités indigentes qu’il juge impopulaires) ; pour certains salariés du secteur public, ainsi que pour les membres de leur famille, l’État est autorisé à mener des enquêtes sur le « caractère irréprochable de leur conduite privée » ; le moindre larcin est puni, sans tenir compte de l’insignifiance de sa valeur matérielle, et, dans ce cas, même les mineurs sont menacés de sanctions sévères ; une législation à la texane « trois grèves – vous êtes mis dehors » a également été adoptée. En conséquence, l’État a déjà dû rouvrir les prisons fermées, y compris la tristement célèbre prison de l’ex-Sécurité de l’État de Gyorskocsi utca, dans le deuxième district de Budapest.
Même avant les élections, les responsables conservateurs des instituts universitaires ont commencé à tout brader ; des purges politiquement teintées se poursuivent sans relâche. Deux importants instituts de recherche précédemment soutenus par l’État, l’Institut de 1956 et l’Institut d’histoire politique, se sont vus retirer leurs financements et risquent de devoir fermer complètement. Toutes les universités sont entre des mains conservatrices sûres. Les directeurs de théâtre ont été remplacés par des conservateurs traditionalistes, le théâtre d’avant-garde va être remplacé par l’opérette. Les théâtres alternatifs et sociaux n’ont plus de financement. Tout le financement de l’industrie cinématographique hongroise a été coupé. On nous dit que l’édition des livres est la suivante sur la liste. On trouve ensuite la loi infâme sur les médias – dont la presse internationale s’est largement fait l’écho – qui, en dehors de la censure politique manifeste du contenu, permet au gouvernement d’empêcher la parution des médias par des amendes imposées en toute liberté par la nouvelle Autorité des médias dont le responsable, un autre homme politique de droite, est nommé pour neuf ans et aura le pouvoir de distribuer les fréquences radio et de censurer le contenu d’Internet. Mais ce n’est rien comparé à ce que j’appelle la censure positive qui permet à l’État de contraindre les médias à publier ou à diffuser des informations et des commentaires se rapportant aux « questions d’importance nationale » ou de leur imposer des pénalités en cas de refus. Des amendes (en millions) peuvent être infligées aux médias s’ils violent la sensibilité de minorités ou de majorités. L’Autorité des médias en sera le juge. La radiodiffusion publique est centralisée : les informations pour la radio et la télévision publiques seront produites exclusivement par un nouveau centre situé à l’agence des informations de l’État et par personne d’autre. De nouveaux dirigeants de toutes les chaînes publiques ont été nommés : ce sont tous des journalistes de droite, issus principalement d’émissions de radio de droite et de la télévision par câble de droite ou d’extrême droite. Des centaines de salariés ont été ou devraient être chassés de la radio publique.
Le droit de grève a été considérablement restreint. Les droits de négociation des syndicats sont ouvertement ignorés. La législation sociale redirige les transferts des pauvres vers la classe moyenne blanche et jeune. Un impôt uniforme est mis en place favorisant les plus riches ; les impôts indirects sur la consommation connaissent une brutale augmentation.
Et le pays ne bouge pas.
La critique du courant dominant du système de Coopération nationale est inefficace car elle est perçue comme favorisant le précédent gouvernement caractérisé par des politiques sociales et économiques néoconservatrices (et à juste titre profondément impopulaires) combinées à une façade libérale, un pluralisme et une tolérance superficiels qui paraissent à bon nombre de gens comme des jeux pervers et hors de propos joués par des élites urbaines déconnectées de la réalité. Il n’y a pas deuil de la démocratie, puisque presque personne ne croyait vivre dans une démocratie. Le pouvoir judiciaire et la police ne font que commencer aujourd’hui à être inéquitables, injustes, brutaux et incompétents.
Le gouvernement Orbán a, il est vrai, très bien su diviser et casser les groupes paramilitaires d’extrême droite, mettant un terme à une tentative de démarrage de terrorisme autochtone raciste et fasciste – mais avec des méthodes policières douteuses qui ne sont, bien sûr dans ce cas, pas critiquées par les libéraux. La question rrom est traitée comme un problème de criminalité, avec une ségrégation raciale ouvertement prônée par la droite (les programmes d’intégration dans le système éducatif ont été abandonnés). Les questions de race ou d’origine ethnique ont disparu du débat public ; ce qui reste du centre gauche y a renoncé parce qu’il n’y croit pas. « L’antifascisme est vilenie », a déclaré un éditorialiste conservateur, professeur d’université et rédacteur en chef d’un mensuel de prestige.
C’est là que nous en sommes actuellement. Il n’y a pas de chemin de retour à l’ère libérale qui a échoué et qui est impopulaire, et une alternative au nouvel ordre autoritaire n’est pas encore en vue.