Joachim Bischoff, économiste, co-éditeur de la revue Sozialismus, conseiller de Hambourg (Die LINKE).
C’est avec stupeur que le monde a pris connaissance des bouleversements qui ont eu lieu en Tunisie et en Égypte, ainsi que des protestations de masse qui se déroulent dans les autres pays du Moyen-Orient et du Maghreb. Tandis que dans la plupart des pays du Moyen-Orient les chamboulements politiques et sociaux se sont déroulés de manière assez peu violente, en Libye nous assistons à une guerre civile meurtrière. Les soulèvements en Tunisie, en Égypte et en Libye ont fondamentalement changé le monde arabe, pour ne pas évoquer l’avenir de ces pays après la chute de leurs dictateurs. En Égypte, la question posée semble être : démocratie ou domination militaire ? Moins de 20 jours ont suffi pour faire chanceler un système de pouvoir autoritaire et amplement sécurisé. Dans un premier temps, seul a été brisé le nœud essentiel de ce réseau où s’entrelacent étroitement les interdépendances froidement calculées entre l’armée, la police, les services secrets, l’économie et l’élite sociale de l’Égypte. Les États-Unis accompagnent de manière très hésitante ce changement de pouvoir et la réforme du système. Les manifestations de masse ont provoqué une césure, mais jusqu’à présent il est impossible de dire dans quelle direction s’orientera le processus de transformation. Les structures politiques et sociales ossifiées, dépassées, se sont rapidement diluées, mais la direction prise par la dynamique sociale reste largement incertaine. Il est nécessaire que tout mouvement populaire et révolutionnaire sache préciser ses repères politiques et orienter sa dynamique, avant de présenter son image publique de quelque nature qu’elle soit, à savoir ses structures et ses objectifs.
Les facteurs déclencheurs des soulèvements ont été, outre la domination d’un pouvoir arbitraire, la corruption et surtout la hausse des prix des produits alimentaires et le chômage des jeunes. Le prix des denrées de base est à son niveau le plus haut depuis 1990, et donc plus élevé qu’au temps des émeutes de la faim de 2008 qui avaient eu lieu dans de très nombreux pays du monde. Cette hausse des prix est « très inquiétante, car elle touche des millions d’êtres humains, surtout si elle s’applique à des denrées alimentaires de base comme les céréales. Au plan mondial, le prix des produits alimentaires a augmenté de 30 % en moyenne. Mais ce renchérissement a des effets très diversifiés sur le niveau de vie de la population : c’est uniquement dans les pays où une grande partie de la population est impliquée dans la production de produits alimentaires que les prix élevés se répercutent de manière bénéfique sur les producteurs. Dans les États financièrement faibles, la pauvreté s’étend, en particulier dans les zones urbaines où les populations ne peuvent pas produire leurs propres denrées alimentaires et sont dépendantes de produits importés.
En Égypte, la démocratisation, rapide comme l’éclair, doit beaucoup aux élites cultivées et occidentalisées. Il est vrai que la transformation s’appuie aussi sur les masses qui vivent dans les bidonvilles du Caire, mais celles-ci sont encore très peu représentées sur la scène politique. Les trois quarts environ des 83 millions d’Égyptiens vivent dans des conditions économiques très difficiles. Toutefois, avec un PIB de 188 milliards de dollars en 2009, l’Égypte est la troisième plus grande économie du monde arabe, après l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Mais, son importance dans la région a diminué, bien que sa croissance ait nettement progressé au cours des dernières années. Le taux de chômage – officiellement de 10 % mais en réalité au moins égal au double – provoque également beaucoup de mécontentement.
La croissance du PIB se situait à 4,7 % en 2009 et à 5,15 % en 2010. Mais les couches situées au bas de l’échelle des revenus n’en ont pas profité. Leur pouvoir d’achat a baissé, parce leurs augmentations de salaires sont restées loin derrière le taux d’inflation de 11 %. Les prix des denrées alimentaires ont grimpé encore plus vite, malgré les subventions de l’État. Environ 40 % des Égyptiens sont proches du seuil de pauvreté de deux dollars par jour défini par la Banque mondiale.
Les prix des produits alimentaires ont constamment augmenté pendant les trois dernières années et sont restés à un niveau élevé, même quand les cours mondiaux des matières premières baissaient. Un kilogramme de viande de bœuf qui, il y a seulement quelques mois, coûtait encore 40 Livres égyptiennes (5 euros), est désormais devenu un produit de luxe dont le prix tourne autour de 65 Livres (plus de 8 euros). Les spécialistes estiment que le renchérissement des produits alimentaires a actuellement atteint le niveau, totalement insupportable, de 17 % par an. La hausse brutale des prix des denrées alimentaires, consécutive la crise alimentaire mondiale de 2007/2008, a été en outre le déclencheur des grèves et sit-in de masse qui ont eu lieu surtout dans la ville industrielle de Mahalla El-Koubra en avril 2008. Par ailleurs, ces insurrections – appelées aussi révoltes et émeutes de la faim – ont constitué l’acte fondateur du « Mouvement du 6 Avril », lequel a été le coorganisateur de nombreuses manifestations au Caire au cours des semaines passées. Ce n’est pas uniquement en Égypte que les spéculations sur les marchés des matières agricoles, consécutives à la crise financière mondiale, ont lourdement frappé des conditions de vie du monde agraire du pays, déjà détériorées par les réformes favorisant l’exportation instaurées par Moubarak dès la fin des années 1980 et qui avaient eu pour effet une pauvreté rurale croissante et une stagnation de la productivité. Pour n’en citer qu’un exemple : les réformes redistributives de l’ère Nasser avaient alors été supprimées.
Le régime de Moubarak s’appuie sur l’Armée et un appareil répressif qui s’est perfectionné au cours des décennies de l’État d’exception. Chaque année, l’Allemagne paie en moyenne 64 millions d’euros à l’Égypte et y exporte aussi des armes. Chaque année, Moubarak a reçu une aide militaire de 1,3 milliard de dollars des États-Unis, ainsi que des aides économiques à hauteur de 700 millions de dollars. En outre, l’élite économique et politique d’Égypte perçoit d’importantes recettes grâce à l’exploitation du canal de Suez : celles-ci, égales à environ 5 milliards de dollars par an, lui confèrent un pouvoir économique et politique. D’après les évaluations, la fortune de la famille Moubarak s’élève à environ 40 milliards de dollars.
Reprenant le modèle tunisien, les organisateurs des manifestations au Caire et à Alexandrie avaient appelé à une « journée de révolution contre la torture, la pauvreté, la corruption et le chômage ». Ainsi, un changement, de nature pacifique, avait été mis sur les rails. Les citoyennes exigent de participer, parce qu’elles ont conscience de ce qui leur a été pris. Et grâce aux technologies modernes elles sont, plus que jamais, capables de s’unir et de se rasembler rapidement. Tout cela doit rendre nerveux les régimes du Moyen-Orient, ainsi que ceux d’un Orient plus lointain, qui jusqu’alors croyaient pouvoir maintenir les couches cultivées à leur dévotion, par l’exclusion, la corruption et l’intimidation brutale. Le Caire et Tunis nous démontrent que cela ne réussit que tant que l’armée des pauvres et des sans droits reste passive ou manipulable. Dès que s’évanouit la solidarité forcée avec les puissants – sans doute aussi parce que, comme en Égypte, trop de soldats sont issus des mêmes milieux que les protestataires – les régimes commencent à vaciller.
Le rôle de l’armée
Mais il s’agit de structures de pouvoir. Mohamed El-Baradei, homme politique de l’opposition égyptienne, ancien Directeur général de l’Organisation internationale de l’énergie atomique et prix Nobel de la Paix, évoque ce qui est au cœur des contradictions de la prochaine période : « Nous avons attendu ce jour pendant des décennies. Nous sommes tous d’accord pour coopérer avec les militaires pour préparer des élections libres et honnêtes. Je me prononce pour un partage du pouvoir entre l’armée et le peuple. » Ce n’est pas un hasard si l’armée égyptienne est devenue le facteur central lors des récentes émeutes. À part le Parti national démocrate, politiquement dominant, il n’existe en Égypte aucune institution aussi fortement intégrée à l’État et à la société que le sont les forces combattantes. L’appareil militaire est un élément déterminant du système politique et, en même temps, le point d’appui des rênes du pouvoir égyptien. Cet appareil est directement subordonné au Président dans les mains duquel réside, en conjonction avec les structures militaires de commandement étroitement liées à lui, le pouvoir de décider de son évolution.
Depuis la chute de la monarchie en 1952, la politique en Égypte est dominée par les militaires. Leur budget se situerait aux environs de 6 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter environ 1,5 milliard de dollars que les États-Unis injectent annuellement.
Le maréchal Mouhamad Saïd Tantawi est le nouveau détenteur du pouvoir en Égypte. Bien qu’il doive ne rester que transitoirement à la tête du pays du Nil, en tant que Président il est l’homme le plus important du Conseil militaire suprême. Cet officier a dirigé les troupes égyptiennes en 1991 pendant la guerre du Golfe, il a été ensuite ministre de la Défense et, finalement, fut nommé maréchal en 1995. Depuis lors, Tantawi a été considéré comme un homme de confiance très proche du Président déchu, Hosni Moubarak.
Il est incontestable que Tantawi a de bonnes relations avec le complexe militaro-industriel des États-Unis. Des observateurs critiques affirment que le maréchal aurait contribué de manière décisive au lent pourrissement de l’armée égyptienne forte de plus de 450 000 hommes. Il aurait favorisé les entreprises appartenant à l’armée, sans améliorer son potentiel militaire, et l’aurait ainsi transformée en un empire économique. En font partie des exploitations agricoles et des groupes industriels agro-alimentaires. On prétend que Tantawi dispose d’un droit de veto pour tous les investissements en Égypte, ce qui lui conférerait une position clé dans l’évolution future. Par ailleurs, se font entendre des voix qui mettent en garde et parlent d’une continuation du régime Moubarak, sans Moubarak. Le journaliste du New York Times, Nicholas Kristof, écrit : « Le régime de Moubarak était déjà un régime essentiellement militaire (en habits civils). Souleymane, le vice-président de Moubarak, et beaucoup d’autres sont des militaires de carrière. Si maintenant les militaires prennent le pouvoir, quelle différence cela fera-t-il ? »
Stratégiquement important : le canal de Suez
Même si on fait abstraction de son importance en tant que puissance régionale dans l’espace moyen-oriental, l’Égypte occupe une position clé pour l’économie mondiale à cause du canal de Suez. Environ 8 % du commerce maritime mondial sont acheminés d’Europe en Asie de la manière la plus rapide en passant par le canal de Suez. 45 à 50 navires traversent le canal chaque jour. Jusqu’alors le bouleversement politique n’a pas perturbé le transit. Les États-Unis ont évoqué une réaction militaire dans le cas d’une fermeture du canal. Jusqu’à présent on doit s’attendre à ce que le nouveau régime égyptien maintienne le canal ouvert, celui-ci appartenant à l’État. Du point de vue international, avec un PIB nominal de 188 milliards de dollars en 2009 le pays n’est qu’un petit partenaire du jeu. (À titre de comparaison, le PIB de la France est de 2 649 milliards de dollars). Son importance dans le commerce mondial est également négligeable : selon les indications de l’OCDE, l’Égypte a importé en 2009 des marchandises d’une valeur de 45 milliards de dollars, ce qui correspond à une part de 0,4 % du commerce mondial. Quant aux exportations, elles sont encore plus maigres : avec un total de 23 milliards de dollars (0,2 %) l’Égypte se situe à côté de l’Azerbaïdjan et de la Biélorussie. Mesurée à l’aune du volume commercial, l’Algérie pèse à peu près le double (45 milliards de dollars), la Tunisie, elle aussi ébranlée par des protestations massives, est encore moins importante (14 milliards de dollars).
Les principales marchandises d’exportation des pays nord-africains sont les matières énergétiques, majoritairement du pétrole et, dans le cas de l’Égypte, aussi du gaz liquide. Le fait que le prix du Brent européen ait grimpé jusqu’à plus de 100 dollars le baril ne vient pas de la crainte d’une baisse de la production dans l’espace nord-africain. Selon les indications de l’Agence énergétique internationale, en 2009, dans l’offre mondiale de 85 millions de barils de pétrole par jour, la part produite par l’Égypte n’a été que 750 000 barils. En revanche, l’Arabie Saoudite a fourni 7,9 millions de barils et tous les États arabes membres de l’OPEC cumulés en ont produit 19,7 millions. C’est le souci de garantir le transport non perturbé du pétrole vers l’Europe qui préoccupe les investisseurs.
Le pétrole produit dans l’espace arabe traverse l’Égypte par deux voies : par l’oléoduc Sumed et par le canal de Suez. L’oléoduc Sumed entre la mer Rouge et la mer Méditerranée a été construit en réaction à la fermeture du canal de Suez en 1967. Il a une capacité d’environ 2,5 millions de barils par jour. Goldman Sachs estime à 2,2 millions de barils la quantité qui transite journellement par le canal, le pétrole brut et les produits raffinés constituant environ 15 % du fret total. Par ces deux voies, environ 2,5 % de la production pétrolière mondiale passent par l’Égypte.
Toutefois, il faut tenir compte du fait qu’au cours des dernières décennies les courants commerciaux du pétrole se sont nettement déplacés. Dans la demande énergétique mondiale, la part des pays de l’OCDE a baissé, passant de 60 % en 1973 à 44 % en 2008. En revanche, la Chine et l’Inde, avec des importations nettes respectivement de 175 millions et 128 millions de barils, détiennent désormais la troisième et la quatrième places des importateurs de pétrole. Les États arabes, qui auparavant fournissaient du pétrole à l’Occident via l’Égypte, le vendent de plus en plus souvent directement à l’Est. Selon Goldman Sachs, l’Arabie Saoudite vend désormais plus « d’or noir » à la Chine qu’aux États-Unis.
Il est à prévoir que les inquiétudes sur la sécurité des voies de transport pourraient rapidement devenir plus vives si les bouleversements politiques en Afrique du Nord venaient à toucher d’importants exportateurs pétroliers de la péninsule arabique. Le président des États-Unis Barack Obama a comparé, sans doute avec raison, les évènements en Égypte à la chute du mur de Berlin. Il a fallu assez longtemps pour que les changements structurels déclenchés par les révoltes populaires deviennent visibles pour tous. Toutefois, ce qui plaide contre une comparaison avec 1989/90 est le fait que, la Pologne et la RDA mises à part, le renversement des États du bloc de l’Est a été davantage le résultat de leur implosion que d’actions exercées par les masses. Et surtout le fait que ceux qui ont dû céder le pouvoir étaient alors des élites étatiques, intégrées au socialisme réel, tandis qu’aujourd’hui, dans les États du Maghreb et au Moyen-Orient, il s’agit d’élites mafieuses et capitalistes. Par ailleurs, il n’est guère possible de trouver des analogies entre la révolution iranienne de 1979 et ce qui se passe aujourd’hui. Les islamistes sont peu présents dans les manifestations ou s’y comportent de manière plutôt modérée, comme le font les Frères musulmans. Les événements actuels contredisent (jusqu’à présent) les affirmations des islamophobes selon lesquels : « Occident = lumières, démocratie et droits de l’Homme et Orient = despotisme, charia et État théocratique ». Mais, il est sans doute impossible de dire dès à présent, comme le pense Ulrich Beck (Frankfurter Rundschau du 15.02.2011), que les soulèvements actuels signifient la fin de l’ère postcoloniale, « au cours de laquelle, dans le monde arabe, le mot démocratie se traduisait en définitive par “exécution des ordres de l’impérialisme occidental qui se perpétue” ». La double morale de l’Occident est toutefois évidente. Comme le disait l’écrivain égyptien Alaa El Assouani : « L’Occident ne veut pas de changement, il veut le pétrole. » Et le politologue germano-égyptien Hamed Abdel Samad a estimé, en parlant de l’ambiance régnant sur la place Tahrir, « que, en voyant le gaz lacrymogène fourni par les États occidentaux et lancé sur les manifestants, aucun Égyptien ne croyait plus à la démocratie occidentale ». Cependant, il semble exact que les soulèvements arabes constituent une protestation paradoxale : contre la domination de l’Occident, mais au nom de valeurs occidentales et par des moyens occidentaux. La seule question qui se pose est de savoir jusqu’à quel point pourront s’imposer les principes de libéraux et bourgeois, en l’absence d’une base sociale constituée par une bourgeoisie indépendante. Car la bourgeoisie égyptienne est majoritairement impliquée dans le système de corruption de clientélisme. D’autre part, ceci pourrait aussi être une chance : à condition que l’exigence de principes libéraux soit accompagnée de revendications économiques et sociales et portée par la population travailleuse.
Intervention militaire ?
Cependant, actuellement une toute autre question passe au premier plan : celle qui concerne l’intervention militaire des États-Unis et de l’OTAN dans la guerre civile de Libye. Pour les principaux pays capitalistes le pétrole de la Libye joue un rôle non négligeable. Le pays possède les plus grandes réserves de pétrole d’Afrique, se situe à la 17e place sur la liste des plus grands producteurs pétroliers mondiaux (au septième rang parmi les pays de l’OPEP) et contrôle largement 2 % de l’offre mondiale de pétrole. En janvier 2011, la Libye a produit environ 1,6 million de barils de brut par jour et en a exporté la plus grande partie (85 %) vers l’Europe. Les principaux clients sont l’Italie, la France et l’Allemagne. Mesurés en proportion du total de leurs importations pétrolières, les besoins en pétrole brut libyen sont les plus importants pour les pays suivants : l’Irlande (23 %), l’Italie (22 %) et l’Autriche (21 %). Par ailleurs, Kadhafi a été un allié très utile de l’Union européenne parce qu’il lui a évité de faire elle-même le sale travail consistant à repousser les réfugiés et à parquer les migrants dans des camps en plein désert.
Une attaque militaire de l’OTAN constitue non seulement une violation de la souveraineté nationale, mais comporte aussi le risque d’une escalade militaire plus avancée, dépassant largement le cadre de la Libye et de l’Afrique du Nord. Une intervention militaire directe dans la souveraineté d’un pays est de facto un acte de guerre. Il y en a de nombreux exemples : dans les années 1990 il y a eu des zones d’interdiction de survol sur la Bosnie et sur l’Irak.
L’interdiction de survol de la Bosnie avait été décidée par le Conseil de sécurité de l’ONU, alors que celle concernant l’Irak avait été très controversée, parce que les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France l’avaient instaurée eux-mêmes sous leur propre contrôle. Tout d’abord, en 1991, l’espace aérien au Nord du pays avait été fermé pour protéger les Kurdes des attaques aériennes de Sadam Hussein. Ensuite, en 1992, une région au Sud du pays avait été fermée pour protéger les Chiites. On peut, avec raison, défendre la position que le Conseil de sécurité n’a pas le droit de décider une violation de souveraineté. L’instauration d’une telle mesure par l’OTAN était, assurément, contraire au droit international. En outre, ces exemples montrent les limites de ce qu’il est possible d’obtenir par des zones d’interdiction de survol, si elles ne sont pas accompagnées par l’intervention de troupes au sol. En Bosnie, la zone d’interdiction de survol n’a pas pu empêcher le massacre de Srebrenica. Pour réussir, il ne suffit pas de combattre les avions de l’adversaire, mais aussi la DCA et les radars placés au sol pour sécuriser le niveau d’altitude de ses propres vols et minimiser les risques encourus par les pilotes.
Une escalade de la guerre civile en Libye, telle qu’elle est exigée par certaines parties des classes politiques des principaux pays capitalistes, serait porteuse d’énormes dangers et pas seulement au plan de la politique de sécurité. En effet les répercussions financières et économiques sur les autres pays d’Afrique du Nord, ainsi que sur l’économie mondiale, renferment un potentiel de dangerosité extrême. Un exemple actuel peut rendre cela plus compréhensible : selon la Banque centrale d’Égypte les virements monétaires des travailleurs migrants à l’étranger s’élèvent à environ 17 % des recettes de l’Égypte. Jusqu’alors, presque deux milliards de dollars par an parvenaient de Libye en Égypte. Tant à cause du recul du tourisme qu’à cause de la suppression de ces virements, la conjoncture économique va se détériorer en Égypte – ce qui entraînera aussi une augmentation du taux de chômage, déjà très élevé. C’est la raison pour laquelle il n’est pas étonnant que les ouvriers non qualifiés en particulier souhaitent rester en Libye. Leurs gains dans ce pays, d’environ 500 dollars par mois, sont indispensables à la survie de leurs familles restées en Égypte.
Il faut donc rechercher d’autres solutions politiques pour résoudre la guerre civile en Libye, si l’on ne veut pas déclencher en même temps un incendie gigantesque qui dévasterait toute la région et au-delà. Une intervention extérieure et la réaction en chaîne provoquée par l’installation d’une zone d’interdiction de survol feraient peser sur l’ensemble de la région la menace d’une phase d’instabilité politico-militaire de très longue durée.