• La crise sociale en Europe : politique de précarité ou passage vers un nouveau modèle de régulation sociale ?

  • 15 Jun 11 Posted under: Précarité
  • Maria Karamessini est professeure d’économie à l’université Panteion d’Athènes, elle s’intéresse plus particulièrement aux questions concernant le travail, l’emploi et l’état-providence.

    Un an et demi après le déclenchement de l’actuelle récession économique, générée par la crise financière qui avait commencé aux États-Unis un an plus tôt, toutes les organisations internationales annoncent le début de la reprise en Europe, mais reconnaissent que le chômage continuera d’augmenter au cours des prochaines années à cause d’une réduction progressive de l’emploi destinée à ramener la productivité du travail à son niveau d’avant la crise.
    Les mécanismes « d’ajustement, de correction et de compensation » du capital, destinés à protéger ou redresser les taux de profits lors de crises économiques, impliquent toujours des conséquences sociales pénibles pour les classes travailleuses, les (ré) entrants sur le marché du travail et les groupes sociaux vulnérables. Cependant, l’étendue et la gravité de ces conséquences sont variables selon le temps et l’espace, en fonction de l’intervention étatique et des dispositifs institutionnels nationaux qui peuvent les renforcer ou les modérer. Enfin, les crises peuvent aussi être des moments de rupture de l’ordre social et institutionnel dominant et d’un remaniement majeur des coalitions de classe, des relations de pouvoir et de l’architecture institutionnelle aux niveaux national et international.

    L’objectif du présent article est de faire le point sur les conséquences sociales, actuelles, de la récente crise en Europe, compte tenu des réactions politiques au niveau de l’UE et des différentes réponses politiques à la crise de l’emploi au niveau national. Car la situation actuelle est le résultat de l’interaction entre la politique de l’UE et les politiques nationales. Les principaux arguments développés dans cet article sont au nombre de trois.
    Le premier est que, bien que la crise ait entraîné de graves détériorations de la condition des classes laborieuses et ait tout particulièrement frappé les groupes les plus vulnérables dans toute l’Europe, l’extension et les formes particulières des dommages sociaux sont extrêmement variables d’un État membre de l’UE à l’autre. Ce phénomène est lié à la diversité des régimes sociaux et d’emploi et à une gestion politique de la crise au niveau national pour modérer ses effets sociaux négatifs différents d’un pays à l’autre ; par gestion politique nous entendons la nature et le degré d’importance de l’intervention de l’État.

    Un deuxième argument est que, bien que, au cours des premiers dix-huit mois de la crise dans la plupart des pays de l’UE, les réponses en matière de politique macro-économique, industrielle et d’emploi n’aient pas été conformes à l’orthodoxie monétariste et néolibérale et à l’application exclusive de mesures centrées sur l’offre et la flexibilité de l’emploi, on doit considérer ce fait comme une parenthèse temporaire dans une situation d’urgence et non comme l’adhésion des classes dominantes et des élites politique de l’Europe entière à un nouveau modèle social de régulation. Cette parenthèse temporaire correspond à une gestion de la crise par la demande.
    Le dernier argument développé dans cet article est que les institutions de l’UE et les marchés financiers mondiaux jouent le rôle d’une camisole de force destinée à faire dévier de manière permanente la politique de sa trajectoire traditionnelle et de ses pratiques « d’expérimentation sociale » au niveau national. La pression de l’UE conduit à l’érosion continue des normes du travail et des droits sociaux progressivement acquis pendant l’âge d’or du fordisme ou du passé « socialiste » de l’Europe centrale et orientale. Dans les faits, le monétarisme et le néolibéralisme sont incorporés dans la configuration institutionnelle de l’UE et génèrent automatiquement des mécanismes de « retour à l’ordre ».

    L’impact de la crise sur l’emploi – le chômage et la précarité

    Dans la crise actuelle, l’effondrement de la production est spectaculaire. Entre le deuxième trimestre de 2008 et le même trimestre de 2009, le PIB de l’UE a chuté de 5 % et l’emploi de 1,8 %, tandis que le taux de chômage – bien qu’il soit un indicateur imparfait du nombre d’individus effectivement sans travail selon la définition actuelle de l’OIT – est passé de 7 % à 9,5 % entre août 2008 et décembre 2009.
    Les travailleurs temporaires – intérimaires, employés à contrat à durée déterminée ou travailleurs pseudo-indépendants sous contrats de projets ou de prestations de service – ont été les premières victimes des licenciements. Le nombre des emplois temporaires a été réduit de 6,3 % et celui des emplois permanents de 1,3 % entre le deuxième trimestre 2008 et le même trimestre de 2009. Pendant cette période le nombre des emplois à plein-temps a diminué de 2,1 % et celui des emplois à temps partiel a augmenté de 1 %, suite à la conversion des contrats à temps plein en contrats à temps partiel, et à des embauches faites sous ce type de contrat. Le résultat de ces tendances est que le taux d’emploi partiel a augmenté tandis que celui des emplois temporaires a baissé.
    La part des emplois temporaires dans le chiffre total de l’emploi est très sensible à la conjoncture et l’on s’attend à ce qu’elle augmente avec la relance de l’activité économique, notamment pendant la première période d’incertitude sur la solidité de la reprise. Ainsi, le principal message que nous pouvons tirer concernant l’impact de la crise sur l’emploi est que les licenciements ont commencé par frapper la périphérie des travailleurs temporaires et ont atteint le noyau dur des travailleurs permanents, générant l’insécurité de l’emploi dans la couche des travailleurs antérieurement « stables ». Des licenciements massifs dans les grandes entreprises ont profondément déstabilisé le marché du travail interne. Les pertes d’emploi entre mars 2008 et août 2009 sont dues pour 22 % d’entre elles aux faillites et aux fermetures et, pour 70 % à la restructuration interne des firmes. En outre, un grand nombre de travailleurs ont été frappés par des diminutions de salaire, soit à la suite de concessions qu’ils ont faites eux-mêmes pour sauver des emplois, soit à cause du gel des salaires du secteur public décidé par le gouvernement. L’augmentation de la précarité des revenus a donc accompagné celle de la précarité de l’emploi. Enfin et surtout, la crise a très fortement ralenti le rythme des embauches, ce qui a gonflé le taux de chômage chez les jeunes primo-accédants au marché du travail et chez les femmes désireuses de retourner dans le monde du travail.

    Le taux de chômage a subi une plus forte augmentation chez les hommes, les jeunes, les personnes peu et moyennement instruites et les non ressortissants de l’UE que chez les femmes, les primo-accédants à l’emploi et les travailleurs âgés, les personnes très instruites et les ressortissants de l’UE. Il faut toutefois prendre en compte le fait que la contraction la plus forte de l’emploi a été constatée chez les travailleurs primo-accédants, et que les femmes ont une plus grande propension que les hommes à se décourager et à sortir du marché du travail.
    Les réductions des salaires, les précédentes pertes de la part des rémunérations dans le revenu causées par le chômage, et l’exclusion de vastes groupes de la population active des allocations de chômage et/ou des indemnités de licenciement (primo-accédants à l’emploi, travailleurs temporaires ayant peu cotisé, travailleurs à temps partiel dont les emplois sont exemptés des cotisations de sécurité sociale, pseudo-indépendants, etc.) ont eu pour effet de réduire le revenu salarial et d’augmenter le risque de pauvreté parmi les salariés et les familles des classes populaires.

    La reprise ne signifie pas que la crise est finie – il faut une politique macroéconomique

    Bien que les signes d’une timide reprise soient réels dans la plupart des pays européens, cette crise est une crise structurelle majeure du capitalisme et elle persistera pendant plus d’une décennie au cours de laquelle les taux de croissance vont fluctuer autour d’un niveau très bas (voir le dernier numéro de European Economy). Ces taux de croissance non seulement seront incapables d’absorber le manque d’emploi mais sont susceptibles de conduire vers une augmentation ultérieure des taux de chômage. À court terme, des changements imminents apportés à l’orientation de la politique macro-économique des États membres de l’UE auront certainement des effets récessifs sur les économies de l’UE au cours des prochaines années.
    Une politique monétaire expansionniste et les politiques fiscales pratiquées depuis le début de la récession ont contribué à modérer l’impact de la crise sur la croissance et le chômage dans beaucoup de pays de l’UE. Les déficits publics sont passés de - 0,8 % en 2007 à - 6,9 % en 2009 en moyenne, tandis que le stimulus fiscal a été le plus fort en Irlande, au Royaume-Uni, en Espagne, en Grèce, en Lituanie et en Lettonie. Cependant, dans sa dernière décision du 2 décembre 2009, le Conseil des ministres de l’Economie et des Finances de l’ECOFIN a placé la politique fiscale de la Grèce sous haute surveillance à cause d’un déficit excessif et a appelé la Grèce, la Belgique et l’Italie à ramener leurs déficits en dessous du seuil de 3 % du PIB d’ici 2012, et la République Tchèque, l’Allemagne, l’Espagne, la France, les Pays-Bas, l’Autriche, le Portugal, la Slovaquie, la Slovénie à en faire autant d’ici 2013, l’Irlande d’ici 2014 et le Royaume-Uni d’ici 2014-1015. Cela veut dire que 14 des 27 États membres appliqueront des politiques macro-économiques restrictives au cours des trois prochaines années, ce qui est susceptible de plonger l’économie européenne dans une nouvelle récession et une crise de l’emploi, et de continuer à miner encore davantage les systèmes de protection sociale et la fourniture de biens et services publics.

    Gestion politique de la crise au niveau national – faible élasticité du lien entre emploi et rendement

    Une caractéristique intéressante de la crise actuelle comparée à la récession du milieu des années 1970 et du début des années 1980 ainsi qu’à celle des années 1990 est la faible élasticité de l’emploi ou de la baisse du PIB au cours de la première année. Cela montre que, dans la crise actuelle, la gestion des répercussions négatives sur l’emploi pratiquée par les gouvernements a été différente de celle pratiquée lors des récessions précédentes ; ceci afin d’éviter un effondrement de la demande accompagné de turbulences sociales.

    Cela n’implique pas que l’impact global négatif de cette crise sur l’emploi sera plus faible, mais qu’il s’étalera sur une plus longue prédiode que lors des récessions antérieures. On s’attend à ce que les entreprises procèdent à un ajustement progressif de l’emploi jusqu’à ce que le niveau de productivité d’avant la crise soit atteint, par élimination des emplois excédentaires ou en retardant les embauches, augmentant ainsi le chômage. Toutefois, il est certain qu’en évitant une plus forte perte d’emplois, surtout dans les grandes économies de l’UE, les gouvernements nationaux ont empêché – jusqu’à présent – la formation d’une spirale descendante de la demande et de la production, qui transformerait cette récession sévère en une véritable dépression.

    Modèles nationaux d’ajustement : emploi contre temps de travail ou emploi contre salaire

    Bien que la crise ait eu pour effet une grave dégradation des conditions de vie des classes travailleuses et ait frappé tout particulièrement les groupes les plus vulnérables dans toute l’Europe, l’extension et les formes particulières des dommages sociaux sont extrêmement variables entre les États membres de l’UE, en fonction du type et de l’étendue des interventions de l’Etat pour modérer les pertes d’emploi, de la liberté de licenciement dont bénéficient les entreprises – qui dépendent du code du travail des pays respectifs – des réductions du temps de travail et des concessions salariales utilisées pour empêcher les licenciements.
    Il est important de remarquer, de ce point de vue, qu’entre le deuxième trimestre de 2008 et le même trimestre de 2009, les hausses des taux de chômage ont été marginales en Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas et Autriche. C’est également dans ces pays que la baisse de l’emploi est la plus faible, malgré des chutes du PIB allant de 4,2 à 5,9 %.

    L’élasticité de l’emploi à la contraction du PIB est un indicateur de l’intensité des efforts faits par les entreprises et les gouvernements pour maintenir l’emploi. Nous avons évalué cette élasticité pour chacun des 27 États membres à partir de statistiques annuelles pour 2009, et nous avons présenté les données comparatives dans la figure 2. On trouve les élasticités les plus fortes en Espagne, Irlande, Portugal, Estonie, Hongrie, Bulgarie et Grèce, ce qui indique que leurs gouvernements sont indifférents ou incapables de relever ce défi et que les entreprises ont une grande liberté de licenciement de leurs travailleurs. Par exemple, dans l’UE, c’est l’Espagne qui a le plus grand pourcentage de travailleurs temporaires. La Grèce, l’Italie et le Portugal ont un très grand nombre de travailleurs informels et de travailleurs pseudo-indépendants pouvant être licenciés immédiatement sans aucun coût. À l’autre extrémité l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, Malte, Chypre la Slovénie, l’Autriche et la République Tchèque ont une très faible élasticité à la contraction du PIB. Le Royaume-Uni, l’Italie, la France, les pays nordiques, la Lituanie et la Slovaquie se situent entre les deux autres groupes.

    Une autre différence importante entre les pays de l’UE est l’importance avec laquelle la réduction du temps de travail a été utilisée pour empêcher les licenciements. L’Estonie, l’Autriche, l’Allemagne, la Slovénie, la Slovaquie et les pays nordiques ont une grande tradition de négociation de la flexibilité du temps de travail au niveau de l’entreprise et sont les pays membres de l’UE où la réduction de la durée du travail hebdomadaire pour les salariés à plein-temps a été la plus importante. À l’autre extrémité, le Luxembourg, la Lettonie, la Hongrie, le Portugal, Chypre, la Grèce, Malte, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ont connu la réduction la plus faible, voire même un accroissement de la durée du travail des salariés à plein-temps. Étant donné que, pour le même volume d’activité, s’établit un compromis entre emploi et durée du travail, il semble que dans le premier groupe de pays les entreprises et les gouvernements aient largement fait usage de la réduction du temps de travail pour éviter des licenciements. La question qui se pose est celle du montant de la perte de revenu subie par les salariés. Cette question sera traitée plus loin.
    Les concessions faites par des salariés à leurs employeurs pour sauver leurs emplois, sont l’indice du pouvoir accru sur la main-d’œuvre conférée au capital par la crise. Des exemples de gel ou de réductions négociés des salaires peuvent être trouvés dans toute l’Europe la majorité d’entre eux se situant au Royaume-Uni ou en Irlande.

    Réponses politiques à la crise de l’emploi

    Les effets délétères de la crise financière sur l’économie réelle causés par la chute de la demande et de la pruduction ont contraint les États membres de l’UE et les autorités de l’Union européenne à autoriser une dérogation temporaire aux principes monétaristes et néolibéraux et à leurs configurations institutionnelles. Cette dérogation a consisté dans l’octroi par la BCE de facilités de crédit à des banques commerciales à des taux d’intérêt extrêmement bas, une politique fiscale expansive au niveau national, en rupture avec le Pacte de stabilité et de croissance et une aide de l’État aux secteurs économiques et aux grandes entreprises particulièrement frappés par la crise, en contradiction avec la libre concurrence sur le marché communautaire. Les mesures de politique macro-économique et industrielle ont eu un impact plus important sur l’emploi que les réglementations du marché du travail, mais les allocations de chômage et autres allocations distribuées à des groupes à faible revenu ont eu l’effet de stabilisateurs économiques tandis que, parallèlement, les mesures de préservation de l’emploi ont eu un effet positif direct sur l’emploi.
    Cependant, il faut souligner quatre points importants. Premièrement, les ressources allouées au secteur financier ont été incomparablement plus importantes que celles dépensées pour promouvoir l’emploi. Deuxièmement, la création d’emploi dans le secteur public a été un instrument marginal de la politique d’emploi. Troisièmement, les politiques publiques ont modéré, mais non empêché, les pertes d’emploi et de revenus pour des millions de travailleurs européens et la hausse spectaculaire du chômage des jeunes. Quatrièmement, aux premiers signes d’une reprise économique, les classes dominantes et les élites politiques de l’UE appellent au retour de l’ordre monétariste et néolibéral : des politiques fiscales restrictives, des politiques industrielles horizontales ne perturbant pas la concurrence sur le marché interne, des politiques d’activation du marché du travail et des mesures de flexisécurité.

    Réponses au niveau de l’UE

    La première réponse a été le Plan européen de reprise économique, qui a appelé à une stimulation budgétaire tant au niveau de l’UE qu’à celui des États membres, mais sur le montant total de 200 milliards d’euros, seulement 30 milliards correspondaient aux dépenses de l’UE. Le plan a aussi reconnu qu’au-delà du soutien de la demande fournie par les instruments macro-économiques, il peut y avoir des cas nécessitant un soutien temporaire du gouvernement, ciblé sur des secteurs où la demande a été affectée de manière disproportionnée par la crise et serait susceptible de provoquer d’importantes délocalisations. Un soutien public, temporaire, peut aider à empêcher des suppressions d’emploi inutiles et dévastatrices et la ruine d’entreprises par ailleurs viables et saines.
    Une deuxième réponse a été la décision du Conseil européen prise au printemps 2009 sur les trois priorités politiques clés pour affronter la crise de l’emploi et auxquelles consacrer les ressources du Fonds social européen et du Fonds européen d’ajustement à la mondialisation. Ces priorités étaient : a) maintenir l’emploi et créer des postes de travail ; b) élever le niveau de qualification ; et c) élargir l’accès à l’emploi pour les groupes vulnérables.
    Le nouvel élément dans le cadre de cette politique européenne de l’emploi a été la priorité donnée au maintien à leurs postes des travailleurs jugés « en excédent », par le versement aux entreprises de subventions compensant les coûts de main-d’œuvre. Cela devait jouer le rôle d’une ligne politique temporaire destinée à éviter une chute brutale de la demande frappant toute l’économie, une perte permanente en savoirs et savoir-faire pour les entreprises, ainsi qu’une escalade des conflits dans l’industrie et qu’une montée de la protestation sociale causée par un chômage de masse. Toutefois, sauf si elles sont accompagnées par un effort de formation, les allocations pour chômage temporaire et pour chômage partiel peuvent être considérées comme des « mesures passives » dont la fonction est équivalente à celle d’indemnités de chômage. Leur octroi est en contradiction avec le programme de flexisécurité de l’UE qui recommande de faciliter les licenciements de salariés à contrat à durée indéterminée. Cela explique la raison pour laquelle cette ligne politique n’avait pas été intégrée dans la Stratégie européenne de l’emploi (SEE), dominée par les logiques de flexisécurité et de mobilité de la main-d’œuvre.

    Réponses nationales

    L’introduction pour la première fois, ou l’amélioration et l’extension de régimes de chômage technique, ou d’accords de chômage partiel dans les entreprises subissant une chute sensible de leur production, est, de loin, le plus répandu parmi les instruments de gestion destiné à éviter les licenciements et à maîtriser le chômage au cours de la crise actuelle. Le contrat de travail est maintenu temporairement, mais au prix d’une perte de revenu plus ou moins importante pour l’employé. Les compensations actuelles représentent entre 60 et 100 % des revenus antérieurs, selon le pays et la participation des travailleurs à une formation pendant les heures non travaillées. Il va sans dire que la perte de revenu est plus importante dans le cas d’un chômage technique que dans celui d’un chômage partiel, alors que le revenu de remplacement est, en gros, équivalent à des allocations de chômage.
    L’Italie dispose, depuis 1947, d’un fonds spécial (la CIG) versant des allocations aux travailleurs mis au chômage technique ou partiel par des entreprises en difficulté. Ce fonds a été ouvert en janvier dernier aux apprentis, employés à contrats à durée déterminée et aux travailleurs pseudo-indépendants (parasubordinati). Fin juillet, sept à huit cent mille travailleurs ont reçu de telles allocations. En France, pays où le chômage technique est aussi une longue tradition, l’allocation est passée de 60 à 70 % du salaire l’année dernière. La Belgique a rendu le chômage technique applicable aux employés en juin dernier ; auparavant ce régime ne pouvait être utilisé par les entreprises que pour les ouvriers. En Suède, le chômage technique a été introduit pour la première fois pour les ouvriers de fabrication par un accord collectif passé l’année dernière et les employeurs font pression sur les syndicats d’employés pour qu’ils signent un accord similaire.
    Par ailleurs, en Allemagne, Autriche, Hongrie, Slovénie, République Tchèque, Slovaquie, Bulgarie, au Luxembourg et aux Pays-Bas, pendant la crise actuelle, ont été introduits ou amendés des accords de travail à temps partiel. En Allemagne et en Autriche les allocations sont maintenant payables pendant une durée maximale de 24 mois, tandis qu’aux Pays-Bas et en République tchèque, il est obligatoire de suivre une formation pour recevoir l’allocation. En Allemagne, en juin dernier 1,4 millions de travailleurs recevaient des indemnités pour chômage partiel.

    En deuxième position, parmi les instruments les plus utilisés pendant la crise actuelle pour gérer l’emploi, on trouve l’octroi de réductions des cotisations sociales et de subventions à l’embauche pour booster la demande en maind’œuvre. Les réductions de cotisations pour des groupes de travailleurs spécifiques ont été introduites en Belgique, Espagne, France, Hongrie, au Portugal, en Suède et en Slovaquie – des subventions à l’embauche ayant été réintroduites au Royaume-Uni après avoir été abandonnées au début des années 1980. Ces mesures sont en symbiose avec la logique d’activation du marché du travail dans l’EEE (Espace économique européen), mais leur efficacité à produire des résultats durables est discutable, d’autant plus qu’en temps de crise la création d’emplois dépend des prévisions sur l’évolution de la demande plutôt que des coûts de production. D’autre part, des réductions accordées sur les cotisations sociales érodent à coup sûr la durabilité à long terme des systèmes de Sécurité sociale et si elles sont appliquées à une grande échelle elles équivalent à un « dumping social » pratiqué chez les États membres.
    Enfin et surtout, bien que les mesures d’activation du marché du travail utilisées pour combattre le chômage des jeunes aient été renforcées – notamment concernant l’apprentissage et les régimes de stages – elles ont été trop limitées, dans une période de diminution drastique des embauches, pour générer un quelconque effet sur les statistiques du chômage, et le taux de chômage des jeunes a connu sa hausse relative la plus forte. Les mesures anticipées d’ajustement vers le bas de leurs effectifs permanents prises par les entreprises et leur répugnance à embaucher, sauf sous contrats temporaires ou à temps partiel, vont aggraver – et étendre à toute l’Europe – la précarité dont les jeunes faisaient déjà les frais dans la plupart des pays de l’UE au cours des années précédant la crise.
    Dernière observation, la création directe d’emplois permanents dans le secteur public n’a pas été utilisée par les États membres de l’UE comme outil pour développer l’emploi – au moins officiellement – ce qui correspond à l’engagement néolibéral de longue date de réduction de l’activité et de l’emploi dans le secteur public. Cependant, par le biais d’appels d’offres, certains investissements publics ont été utilisés comme outils de création d’emplois dans le secteur privé.

    Fermer vite la parenthèse keynésienne – retour à l’ordre – « business as usual »

    Les perspectives sur les conséquences sociales futures de la crise sont sombres car les « effets d’épuration » de la crise et leur impact sur l’emploi et les salaires n’ont pas encore été déployés et même la timide reprise apparue au troisième trimestre de 2009 restes encore très fragile. En outre, ces perspectives s’assombrissent encore plus du fait d’une neutralisation graduelle anticipée des instruments politiques qui avaient été utilisés au cours des derniers dix-huit mois – et qui consistaient à gérer la crise en jouant sur la demande. Les décisions des dernières sessions du Conseil européen et de l’ECOFIN ne laissent pas le moindre doute. Un calendrier contraignant pour sortir des politiques d’incitation budgétaire a été fixé pour tous les États membres qui ont généré des « déficits excessifs » selon la définition du Pacte de stabilité, et la Grèce est le premier État à expérimenter une surveillance stricte sans précédent de l’UE. Des mesures d’austérité budgétaire, telles que des gels de salaires, des coupes opérées dans les budgets sociaux, la santé et l’éducation, ont été appliquées ou sont en préparation en Lettonie, Estonie, Lituanie, Hongrie, Irlande, Grèce et Belgique. Une réforme de la sécurité sociale est en préparation en Grèce, transformant le système basé sur la répartition et des indemnités définies en un système basé sur la capitalisation et des cotisations définies, s’inspirant de réformes analogues faites en Suède, Italie, Hongrie et Slovaquie dans les années 1990 et 2000.
    Quant au cadre de la politique de l’emploi, les derniers Conseils européens ont souligné la nécessité de recentrer la politique du marché du travail sur la réactivation de celui-ci et sur des initiatives en faveur de la flexisécurité.
    De même, nous ne devons pas oublier que, l’année prochaine, les négociations collectives sur les salaires deviendront beaucoup plus difficiles, puisqu’en 2009 ont été décidées des augmentations de salaires suite à des négociations menées avant la crise et dont l’issue a été, en général, respectée. Toutefois, les salaires minimums définis par l’État ont déjà été gelés dans certains pays (par exemple en Hongrie) alors que dans d’autres pays (comme la Suède) les organisations patronales font pression pour changer tout le système des négociations collectives si les syndicats ne sont pas d’accord pour prendre en compte dans leurs revendications salariales des gels ou une modération.
    Il reste qu’après une brève parenthèse de mise en œuvre d’un mélange politique hétérodoxe pour faire face à la crise dans l’UE, et compte tenu de l’incapacité des classes travailleuses et de leurs représentants dans l’arène sociale et politique non seulement à organiser une résistance commune mais aussi et surtout à proposer des alternatives crédibles au niveau national et à celui de l’UE, nous allons très rapidement nous diriger vers le rétablissement de l’hégémonie du néolibéralisme, des marchés financiers et, comme d’habitude, des intérêts du capital. Dans ces circonstances se trouvera encore renforcé le rôle de camisole de force exercé par l’UE pour que les gouvernements nationaux et les peuples d’Europe s’alignent sur ces intérêts capitalistes.


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