• Sommes-nous capables de « lire » le monde tel qu’il est ?

  • 16 Jun 11 Posted under: Théorie
  • Jacques Fath est responsable des relations internationales du PCF (France).

    Depuis la chute du mur l’essentiel du débat sur le monde et sur son avenir a été structuré par deux thèses d’origine néoconservatrice américaine : la thèse de la fin de l’histoire (Francis Fukuyama) et la thèse du choc des civilisations (Samuel Huntington). Le fait que ces deux thèses idéologiques des années 1990 aient pu structurer l’essentiel du débat politico-médiatique sur le sens de l’histoire au moment où celle-ci bascule, en dit long sur l’incapacité des forces qui veulent changer la société et le monde à proposer des alternatives à la hauteur du défi en imposant de nouveaux termes au débat.

    Sommes-nous capables de renverser les termes du débat ? Et d’abord, sommes-nous capables de « lire » le monde tel qu’il est ?
    Ce que révèle la crise c’est qu’on ne peut plus continuer comme avant. Cette crise va jusqu’à toucher les références fondatrices essentielles du capitalisme occidental. Avec l’émergence de nouvelles puissances, notamment en Asie, avec l’échec de George Bush et du projet d’hégémonie globale des États-Unis, c’est en effet la domination occidentale dans l’histoire du capitalisme et de l’impérialisme qui est mise en question. Au point où la défense du monde occidental est présentée par certains comme une tâche existentielle. D’où l’importance réaffirmée du sécuritaire et du militaire dans la vision euro-atlantique dominante.

    Un bouleversement des relations internationales

    Avant la chute du mur la configuration des relations internationales était ordonnée. Il y avait un système des relations internationales : un système stratégiquement stable, même s’il s’accompagnait de nombreux conflits régionaux. Ce système a disparu avec la logique des blocs. Il a laissé la place à la vision d’un monde unipolaire marqué par la domination de l’hyperpuissance des États-Unis. L’effondrement d’un bloc laissait croire, en effet, au triomphe de l’autre. Il n’en fut rien. La montée de nouvelles puissances – émergentes ou réémergentes – comme la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie, et d’autres encore, a fait éclater ce schéma ancien et notamment ce que l’on appelait hier le tiers-monde. La confrontation Nord/Sud structurée sur les options politiques diversifiées du tiers-mondisme, de l’anti-impérialisme et des revendications pour un nouvel ordre a elle aussi disparu comme réalité politique d’ensemble. Les États-Unis ont été rapidement mis en échec malgré une puissance rarement égalée. Ils ont eu beaucoup de mal à retrouver une initiative stratégique en Afghanistan et en Irak. Ils se sont fait contrer par la Russie au Caucase. Leur politique vis-à-vis de l’Iran ne fonctionne pas. Ils se heurtent à une Amérique latine qui affirme, dans une grande diversité, une volonté de souveraineté et de transformations allant jusqu’à la mise en cause du néolibéralisme voire des règles du capitalisme... Ils ne maîtrisent plus à leur guise les relations internationales. L’Alliance atlantique et l’OTAN elles-mêmes ont du mal à s’adapter dans ce monde en crises multiples et en bouleversement.

    Sommes-nous dans un « monde multipolaire » ? Qu’entendons-nous par là ? Si l’on veut signifier simplement que d’autres puissances émergent dans le monde, l’expression « monde multipolaire » n’est pas fausse mais elle n’explique pas grand-chose. Autant le concept de « bipolarité » était signifiant puisqu’il synthétisait en lui-même l’ensemble du système des relations internationales, autant celui de « multipolarité » ne parvient pas à rendre compte des caractéristiques essentielles du nouvel état du monde. Les contradictions et les antagonismes idéologiques, politiques et stratégiques Est/Ouest et Nord/Sud ont été balayés par l’histoire. Cette « rose des vents » stratégique du 20e siècle n’existe plus. Nous vivons un monde dont les problèmes sont essentiellement issus de la crise du mode de croissance et de développement capitaliste, des conséquences des politiques de puissance et des impasses créées par des dizaines d’années de stratégies de domination de plus en plus rejetées par les peuples.
    C’est aussi un monde de rivalités de puissances et de contradictions intercapitalistes. C’est jusqu’à la façon de faire la guerre qui en est changée. Les conflits traditionnels du 20e siècle n’ont plus cours. L’arme nucléaire n’a plus le même rôle. Elle ne structure plus l’antagonisme stratégique des puissances. La course aux armements d’aujourd’hui ne porte plus essentiellement sur le nucléaire. Elle n’est plus quantitative. Elle porte sur les armements classiques, sur la sophistication des technologies, la communication... C’est aussi une rivalité des industries d’armements. La plupart des crises et des conflits d’aujourd’hui, par exemple en Afrique, sont issus des problèmes du sous-développement, de la pauvreté, des injustices, des carences démocratiques... et aussi des rejets des logiques de puissance. Nous vivons une véritable mutation de la conflictualité internationale qui change profondément la conception que l’on doit avoir de la sécurité (qui devient un enjeu majeur et global), de la paix et des réponses politiques nécessaires.

    Des limites et des seuils sont atteints dans les modes de gestion capitaliste et dans les politiques de puissance
    Ce ne sont pas seulement les relations internationales qui ont été bouleversées. Et la chute du mur, si elle constitue un facteur décisif des transformations du monde, n’est pas la seule cause de ces transformations. Les années 1990 furent une décennie déterminante avec l’extension du néolibéralisme et de la marchandisation à toute la planète, avec l’explosion des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) dans la révolution « informationnelle ». Tout a changé dans une mondialisation qui fait surgir tous les problèmes et les contradictions du mode de développement capitaliste. Partout, dans tous les domaines, des limites, des seuils sont atteints. Cette situation suscite des résistances multiples et des luttes. C’est le cas en Amérique latine où les peuples rejettent avec force les politiques néolibérales et les volontés hégémoniques de Washington. C’est le cas en Europe. On le voit avec les NON à la construction néolibérale et atlantiste, avec la montée de l’exigence concrète de vraies réponses aux attentes en matière de salaires, d’emplois, de droits nouveaux... La question des conditions d’une alternative politique se pose de plus en plus fortement. Avec la crise financière, l’idée d’un dépassement du système capitaliste lui-même commence à s’imposer dans les esprits.
    Les années 1990 marquent donc un basculement dans l’état du monde. La chute du mur, l’aggravation de la crise capitaliste, la montée des rivalités de puissances offrent une situation totalement nouvelle et en évolution permanente et rapide. Ce n’est décidément pas la fin de l’histoire mais au contraire une « accélération » de celle-ci.

    Il s’agit bien d’un processus historique. Le monde d’aujourd’hui est le fruit d’une transformation structurelle profonde du capitalisme commencée dans les années 1960. Les mouvements de l’année 1968 ont traduit les bouleversements économiques technologiques, sociaux, sociétaux et idéologiques de cette modernisation du capitalisme qui débouche aujourd’hui sur une crise touchant à ses fondements. Une crise qui a donc conduit l’ensemble du système et de ses modes de gestion à des limites. Pour certains, il s’agit d’une crise existentielle ou d’une « phase terminale » du système. Que cette assertion soit vraie ou fausse, la question posée est de toute façon celle du facteur politique et des suites, c’est-à-dire des luttes, des mouvements populaires, de l’alternative à construire et, disons, de la révolution qu’appellent l’essoufflement, le déclin d’un mode de développement issu de la Seconde Guerre mondiale... pour que l’époque nouvelle dans laquelle nous vivons maintenant se traduise par des progrès sociaux et démocratiques décisifs, par des avancées de civilisation, auxquels les peuples aspirent. L’enjeu est bien celui de l’émancipation humaine, des choix et des stratégies politiques qui peuvent y contribuer dès aujourd’hui.

    Le 21e siècle s’ouvre sur la globalité et l’instabilité du monde

    Avec l’écroulement du bloc de l’Est, du Pacte de Varsovie et de ce qu’on a appelé le « socialisme réel », le capitalisme n’a plus d’adversaire extérieur. Avec sa crise structurelle et financière, il est devenu à lui-même... son « pire ennemi ». Mesurons bien, en effet, ce que cette situation a d’intenable pour les pouvoirs politiques et économiques. Il leur faut dévier en permanence les critiques, les rejets et les luttes sur un autre destinataire que le système capitaliste et les politiques qui l’accompagnent. Les aspirations montantes doivent être canalisées sur d’autres sujets que celui d’un changement politique véritable touchant aux structures et au mode de gestion. D’où l’importance cruciale de l’enjeu idéologique.
    C’est ce que l’administration Bush avait bien saisi en faisant du terrorisme, avec le 11 septembre [2001], un nouvel adversaire antagonique « existentiel ». Un adversaire extérieur à qui l’on doit faire la guerre. Un « ennemi global » qui serait d’autant plus crédible que le terrorisme est une réalité. Mais le terrorisme a des causes et une histoire qui tendent à se confondre aujourd’hui avec les impasses et les crises du capitalisme et les conséquences des politiques de puissance. Le terrorisme est aujourd’hui, pour l’essentiel, le produit d’un système en situation de violence permanente et non un « ennemi » extérieur. Comme pour mieux affirmer une soi-disant « extériorité », on le lie principalement au monde musulman en nourrissant ainsi l’idée du choc culturel et religieux contre un monde si éloigné du monde occidental qu’il ne serait donc pas le nôtre. C’est ainsi qu’on a légitimé une exigence prioritaire au sécuritaire et aux politiques de force.

    Tout ce qui caractérisa la période Bush n’est pas abandonné dans la stratégie de la nouvelle administration des États-Unis, loin de là. Mais Barack Obama devait tourner la page du néo-conservatisme pour réaffirmer un « leadership » idéologiquement acceptable et politiquement gérable. C’est une autre phase des relations internationales qui devait s’ouvrir de façon nécessaire pour valider un nouveau mode de direction et de gestion du capitalisme américain dans la mondialisation.
    Cette mondialisation capitaliste constitue un véritable nouvel état du monde. Elle n’a pas fait tomber les frontières. Elle n’a fait disparaître ni les nations, ni les nationalismes. La crise fait même renaître des protectionnismes. Mais la mondialisation a « effacé » les distances et le temps. Chaque problème a une résonance partout dans le monde. Tous les problèmes réagissent les uns sur les autres. Le monde n’est plus fragmenté. C’est un seul et même système, dans ses contradictions propres, qui le structure. La révolution « informationnelle » est un moteur décisif de cette globalité.

    Un monde global, cependant, n’est pas un monde « lisse ». La mondialisation capitaliste est en effet une formidable machine à produire de l’inégalité, des injustices et de l’exploitation. Il n’y a plus d’extériorité mais il y a d’extraordinaires fractures et antagonismes qui naissent du système lui-même. Prenons un exemple : il n’y a plus un Sud ou un tiers-monde globalement sous-développés face à un Nord « industrialisé » et prospère. Cet antagonisme économique, idéologique et géopolitique caractérisait une période du 20e siècle aujourd’hui terminée. Le système capitaliste, les politiques néolibérales et la contrainte de l’ajustement structurel (on voit comment celui-ci est imposé à la Grèce...) ont, à la fois, créé une richesse polarisée au bénéficie des couches privilégiées et des classes dominantes tout en contribuant à la marginalisation des plus pauvres et des plus exploités, quand il ne s’agit pas des exclus du système. C’est une fracture majeure que l’on retrouve partout dans une hiérarchie bouleversée de puissances dominantes, de puissances émergentes et dans un tiers-monde éclaté.
    Le monde d’aujourd’hui n’est-il pas en train de devenir, au Nord comme au Sud, à des degrés très divers, un monde d’inégalités généralisées, d’immenses richesses et de grandes fortunes accompagnant dans chaque pays – dans tous les pays – des misères et des exclusions massives ? Le système va jusqu’à produire des États faillis ou en déliquescence. La globalité de ce monde est donc à la fois violente, chaotique et profondément inégalitaire. En l’absence d’un système des relations internationales structurant, c’est ce qui fait un monde incertain et instable. Un monde dangereux, mais bien autrement que le précédent ne le fut.

    Qu’est-ce que cela change pour le combat de la transformation sociale ?

    Ce bouleversement planétaire de portée historique nous oblige à penser autrement le rapport de l’être humain au monde. Il nous contraint notamment à la vigilance face à des évolutions préoccupantes dans les pratiques, les stratégies et dans les idéologies.
    Penser autrement le rapport de l’être humain au monde n’est cependant pas un chemin facile dans l’éclatement du débat intellectuel et politique d’aujourd’hui, dans un recul qualitatif du débat décisif sur l’avenir. La difficulté est d’autant plus grande que la caractéristique essentielle du monde d’aujourd’hui est l’incertitude qui pèse sur le présent et sur le futur. Une incertitude évidemment productrice d’inquiétudes profondes et de désarroi. Il est donc de la première importance de proposer un chemin, un projet, et un avenir pour la transformation de la société et du monde.

    Premièrement, il faut savoir et dire ce qui est aujourd’hui légitime et ce qui relève du politiquement utile. Les carences de la pensée politique sur le changement, le mélange de conformisme et de radicalisations souvent sans perspectives ou réactionnaires, l’hésitation sur les valeurs... Tout cela affaiblit les repères nécessaires à toute politique de transformation progressiste. C’est parfois le bien-fondé même des valeurs, dans un exercice cynique du politique, qui est mis en doute. Pourtant, la crise du mode de développement est aussi une crise éthique qui vient des règles et des pratiques inhérentes au système capitaliste et aux politiques de puissance et de domination. Les fonctionnements et les dérives du capitalisme financiarisé le montrent, ainsi que le recul des libertés et de la démocratie, ou encore la banalisation des politiques ultra-sécuritaires et du mépris des droits humains. Il faut allier, dans l’action politique, des références éthiques fondamentales avec les stratégies nécessaires pour peser sur le rapport des forces. Dans une vision progressiste, il n’y a pas d’action politique sans valeurs humaines pour la légitimer. Le combat de la transformation sociale est à la fois un humanisme et une révolution.

    Deuxièmement, nous devons penser autrement les relations internationales. Les antagonismes Est/Ouest et Nord/Sud ayant disparu dans la grande mutation de la conflictualité internationale, nous n’avons plus à choisir un bloc ou un camp contre l’autre, comme nous avons pu le faire avant la chute du mur. Certes, les grands équilibres géopolitiques pèsent dans notre combat. Mais notre responsabilité essentielle est de partir de notre ambition pour la société, pour l’Europe et pour le monde, et de montrer ce que nous voulons construire, comment et avec qui, dans quelle dynamique de forces, d’ouverture et de rassemblement. L’enjeu est politique avant d’être géopolitique.
    D’où l’importance de définir les conditions d’un internationalisme de notre époque – de nouvelle génération peut-on dire – comme élément d’alternative dans le capitalisme mondialisé, tel qu’il est aujourd’hui, avec une puissance néo-impérialiste dont la domination est relativement affaiblie par la crise, par l’émergence de nouvelles puissances, par la montée de résistances multiples. Ce défi-là n’est évidemment pas un chemin facile tellement les forces susceptibles de porter une telle ambition ont été affaiblies et divisées. Le débat sur la place de chacun, sur le rôle du politique, sur les contenus politiques, n’est pas encore totalement clarifié. Mais il n’y a pas d’autres chemins qu’une convergence européenne et mondiale des luttes.
    La question de l’Europe, dans ce contexte, prend une dimension cruciale. Les trois thématiques principales de la construction européenne actuelle – l’Europe protectrice, l’Europe puissance et l’Europe comme projet – se sont effondrées. La légitimité du projet est atteinte. Ce qui pose comme une priorité la question de sa refondation, des combats politiques communs au niveau européen, pour infléchir dès aujourd’hui le cours de cette construction et en changer la conception même.

    Troisièmement, il nous faut être maintenant capables de penser la globalité. Nous vivons dans un monde fini où les problèmes du monde sont les problèmes de tout le monde. L’humanité vit une seule et même histoire dans le désordre et l’incertitude, mais aussi dans une communauté d’espoirs et d’attentes.
    Il nous faut probablement changer le regard que nous portons sur le monde. La mise en service du grand accélérateur de particules du Centre européen de recherches nucléaires (CERN), le LHC*, à la frontière franco-suisse, montre que le plus extraordinaire des outils scientifiques jamais réalisé, pose des questions philosophiques et permet une recherche (européenne) inédite à la fois sur la matière et sur l’origine du monde. Ce monde, les êtres humains en explorent donc maintenant toutes les dimensions jusqu’aux plus extrêmes : de la personne et sa conquête de liberté individuelle jusqu’aux enjeux globaux du mode de développement ; de l’infiniment petit jusqu’à la planète et à l’espace ; des origines au futur.
    Parce que le monde est un, parce que la conscience de l’unicité du monde a singulièrement progressé, on peut dire qu’il n’y a pas de solution et de perspective en dehors du rapprochement des peuples, de la coopération, de la solidarité, du respect et du dialogue et du mélange des cultures. L’exigence est au commun et à l’universel, et singulièrement à un nouvel ordre international, contre un capitalisme mondialisé qui divise. Il faut en faire une ambition politique. Le capitalisme, en effet, s’oppose aux intérêts populaires mais en même temps il alimente ce besoin d’universalité, d’égalité, de multilatéralisme et de responsabilité collective.

    On ne peut dire qu’il faudrait « sortir » de l’Europe ou s’extraire des échanges mondiaux – comme on l’entend parfois – et se refermer dans l’espoir – ou plutôt l’illusion – de se protéger. Il faut maintenant penser le changement dans chaque pays comme indissociable des confrontations politiques et des avancées possibles en Europe et dans le monde. La globalité touche aussi au politique. Et cela se joue au quotidien, dès aujourd’hui.
     

    * [Note du collectif de relecture]

    Le « Large Hadron Collider » (grand collisionneur de hadrons, en français) est un accélérateur de particules mis en fonctionnement le 10 septembre 2008. À la différence de son prédécesseur, le collisionneur LEP (Large Électron Positron), ce sont des protons qui sont accélérés en lieu et place des électrons ou des positrons.


Related articles