Dr. Hans-Jürgen Urban est membre du Conseil de la présidence du Syndicat IG Metall (Allemagne).
Aucun doute : l’Europe peut compter sur le soutien fidèle des syndicats, en tous les cas les syndicats allemands. Ils la voudraient plus sociale, c’est leur revendication essentielle, mais pour le reste ils sont généralement favorables, sans critique fondamentale, à l’unification européenne. Cependant, cette approbation presque inconditionnelle de l’Europe s’affaiblit de plus en plus, devant les changements structurels marquant actuellement l’intégration européenne. Si l’on cherche les causes et les déclencheurs du débat en cours sur l’avenir de la politique européenne des syndicats, on tombe tout d’abord sur la jurisprudence la plus récente de la Cour européenne de justice (CEJ), ainsi que sur les insuffisances évidentes dont l’Union européenne (UE) fait preuve dans ses tentatives pour maîtriser la présente crise financière et économique.
Mais si on se limitait à cette seule approche, on ne se rendrait pas compte que la trajectoire actuelle de l’UE comporte des risques pour les salariés et leurs syndicats, risques qui ne disparaîtraient pas, même après modification de la jurisprudence de la CEJ ou après une nouvelle relance économique. Il en résulte que les syndicats sont placés devant la nécessité d’une réorientation stratégique de leur politique européenne, afin d’élaborer un nouveau réalisme européen en procédant à une critique pro-européenne de l’Europe. Ce nouveau réalisme devrait, très clairement, reconnaître le fait que la mise en question de plus en plus forte des normes sociales, ainsi que l’érosion du pouvoir de négociation et d’organisation ne sont pas des phénomènes provisoires mais qu’ils sont ancrés structurellement dans l’économie politique du mode d’intégration suivi actuellement, ainsi que dans le projet institutionnel de l’UE. Et comprendre qu’une perspective de revitalisation des syndicats en Europe ne peut passer que par la voie d’une orientation du processus d’intégration socioéconomique.
Il est nécessaire d’exposer les motifs de cette appréciation. Avec la « Stratégie de Lisbonne » l’Europe voulait devenir la région économique la plus compétitive du monde. La conséquence en a été un processus de restructuration très poussé, basé sur une politique concurrentielle de l’UE. Par ce moyen les États membres, s’appuyant souvent sur des pactes nationaux en faveur de la compétitivité entre le capital, le travail et l’État, ont tenté de gagner du terrain sur le plan économique et sur celui du rapport de force politique. C’est aussi pour cette raison que l’Europe, dès avant la crise financière, apparaissait plus rarement comme une alliance harmonieuse d’États et plus souvent comme une arène où se déroulent des conflits d’intérêts et de pouvoir, et des stratégies de négociation peu compatibles avec l’idée d’une communauté. L’aveu public de l’échec du processus de Lisbonne, l’élaboration de l’initiative « Europe 2020 » comme prochaine étape, devaient renforcer ces évolutions. Mais, parallèlement, le retour d’une recherche politique visant des avantages nationaux mine la capacité de l’UE à se mettre rapidement – et en fonction de l’actualité – d’accord sur une stratégie commune pour combattre la crise financière et économique globale. Prise en tenailles entre des tendances de base dont l’effet remonte à loin et des problèmes aigus consécutifs à la crise financière et économique, l’UE se montre souvent impuissante et désunie. Cela plaide beaucoup en faveur de l’opinion que cette « faiblesse structurelle en temps de crise » (Paul Krugman) repose sur des erreurs originelles affectant la construction de l’UE qui, maintenant sous la contrainte de la crise économique mondiale, se dévoilent irrémédiablement. Les capacités de l’UE à résoudre les problèmes sont grandement déficitaires et une décomposition de l’Europe, suite à la réponse insuffisante à la crise, n’est pas exclue.
Tout comme la classe politique dans son ensemble, les syndicats ont jusqu’alors réagi à ces évolutions de manière relativement impuissante. En tous les cas, leur empathie avec l’Europe entre de manière de plus en plus évidente en conflit avec l’euroscepticisme croissant et les réalités des pouvoirs politiques en Europe. Dans le même temps, ces syndicats, pris en tenailles entre l’intégration radicalisée des marchés et la politique de libéralisation forcée, sont menacés d’une perte encore plus rapide de membres, de pouvoir de négociation et d’influence politique. À l’heure présente, il y a même une menace de radicalisation de l’intégration du marché unique. Dans ses arrêts les plus récents, la CEJ a stipulé que les libertés économiques fondamentales bénéficiaient d’une priorité, non couverte par le droit primaire européen, sur les limitations à ces libertés imposées par les États et les syndicats. Il en résulte qu’ainsi il a été établi légalement que les intérêts concurrentiels des entreprises bénéficient d’un droit prioritaire sur les intérêts de redistribution, d’emploi et de sécurité des salariés. Cela aboutit à une liberté illimitée de l’action économique concurrentielle et favorise la pression du dumping social, qui a d’ailleurs déjà été renforcée par l’élargissement vers l’Est.
Si les évolutions actuelles se poursuivent, tous les efforts au niveau européen pour aller vers une politique sociale qui corrige mieux le marché ou vers un État social resteront dans la prochaine période sans aucun résultat. Par ailleurs, la dynamique à marche forcée vers un marché unique menace d’endommager les institutions de base de l’État social national. Cela s’applique également au système tarifaire salarial allemand, au droit de codécision dans les entreprises et aux autres droits du travail et droits sociaux. La conséquence en serait d’affaiblir davantage certaines positions institutionnelles de pouvoir, le pouvoir de négociation économique et l’influence politique des syndicats.
Les syndicats sont donc confrontés à une nouvelle situation dramatique. Alors que faire ? Pour les syndicats, le repli vers l’État national sur la base de principes eurocritiques ne paraît pas être une voie judicieuse. Les décisions des entreprises, les marchés du travail et les conflits relatifs à la redistribution ont dépassé les frontières nationales de manière irréversible. Les interventions sociopolitiques des États et des syndicats en vue de corriger le marché doivent s’y conformer et rattraper leur retard de transnationalisation. Néanmoins, les offensives, le plus souvent échouées, en faveur d’une « Europe sociale » indiquent que l’asymétrie entre intégration sociale et intégration économique est structurellement ancrée dans l’économie politique du processus d’intégration, dans les rapports de force socio-économiques et dans le projet institutionnel de l’UE. Et que, dans ces conditions, les travailleurs sont systématiquement condamnés à perdre des droits et les syndicats à perdre de leur pouvoir de négociation et d’organisation. On constate ainsi la dimension et la nature dramatique des évolutions actuelles – et parallèlement les déficiences de la politique européenne pratiquée jusqu’alors par les syndicats. Si l’absence de normes sociales, les dommages portés à l’État-providence national et une perte de pouvoir des syndicats sont imputables à des défauts structurels du processus européen d’intégration, alors les stratégies pour s’y opposer doivent aussi comporter une qualité visant une transformation structurelle. Toute politique d’un discours social, ayant pour activité principale de lancer des appels normatifs à l’élite décisionnelle européenne, ne pourra pas conduire le processus d’unification dominé par le marché vers une voie plus sociale. Ce qu’il faut, c’est une réorientation stratégique de la politique européenne des syndicats. Cela ne s’applique pas seulement, mais également, aux syndicats allemands.
Jusqu’alors les élites décisionnaires ont réagi à la radicalisation du marché et à l’euroscepticisme des populations, non pas en corrigeant la trajectoire mais en privilégiant prioritairement les intérêts économiques et en méprisant, de manière extrêmement préoccupante, les principes démocratiques. Sous ce rapport il suffirait de mentionner leur comportement à l’égard des votes négatifs sur les traités européens exprimés dans certains pays membres. L’Europe semble en mutation vers un « processus élitaire » (Max Haller) dans lequel les institutions de la démocratie représentative restent officiellement intactes, alors que le « demos » européen refuse de plus en plus son accord et sa volonté d’y participer. Ceci étant, l’absence de régulations sociopolitiques et le manque flagrant de démocratie devraient être les motivations essentielles d’un changement de stratégie des syndicats en matière de politique européenne. Ce qu’il faut, c’est un réalisme europolitique stratégique qui ne tombe pas dans le piège d’une renationalisation hostile à l’Europe, mais qui ne se fait pas non plus d’illusions sur le poids des salariés et les chances de défendre leurs intérêts dans une Europe dominée par le marché – et dont l’objectif est de corriger le déficit démocratique et social au moyen de réformes de transformation structurelle. Il en résulte que l’analyse faite jusqu’alors suggère d’adopter une stratégie politique à plusieurs niveaux :
Étant donné la profondeur de l’actuelle crise économique, la réussite d’une politique anticrise au niveau européen constituerait l’épreuve de vérité déterminante pour l’Europe. Une action concertée et multidimensionnelle contre la crise ne peut pas renoncer à prendre des mesures de consolidation économique et de promotion de la croissance, de l’emploi et de la modernisation écologique. Si dans ces domaines les réussites n’étaient pas au rendez-vous, les dégâts seraient tels que des réformes ultérieures seraient rendues encore plus difficiles à réaliser. Une telle politique de revitalisation économique pourrait s’appuyer sur au moins quatre composantes (1) :
Toutefois, un tel changement de paradigme socio-économique entre frontalement en conflit avec les intérêts de profit et de pouvoir des élites du capitalisme financiarisé. Jusqu’à présent, celles-ci n’ont jamais été contraintes – en dépit de la crise d’hégémonie du néolibéralisme – de renoncer à mener la barque. Malgré la progression de la dynamique de crise et certaines protestations isolées, on a l’impression que dans l’ensemble du mouvement syndical européen s’est installé un « curieux calme plat » (Jürgen Habermas). Cela se confirme une fois encore : la crise en elle-même ne politise pas la protestation n’enfle pas automatiquement. La politisation de larges masses, qui est d’une urgente nécessité, n’a lieu que s’il existe des mouvements sociaux, des acteurs, des forces qui rassemblent la frustration et indiquent des perspectives. Si les syndicats souhaitent jouer un rôle significatif dans ce processus, cela présuppose une réanimation de leur pouvoir d’organisation et de négociation au niveau national et la constitution d’un pouvoir d’action politique pour la défense des intérêts au niveau européen.
Un tel programme de revitalisation syndicale doit, avant toutes choses, développer une logique dirigée vers l’intérieur et cette tâche incombe, en premier lieu, aux syndicats eux-mêmes. De même, les syndicats devraient inscrire leurs efforts de revitalisation dans le contexte d’une activation plus large de la société civile. L’objectif devrait être de rassembler toutes les composantes de la société dont les intérêts risquent d’être écrasés à cause de la crise capitaliste et des stratégies de sortie actuellement prédominantes, conformes aux intérêts du capital, préconisées par les élites. Un tel mouvement pourrait se diriger non seulement contre les fractures de plus en plus évidentes dans la charpente du néolibéralisme, mais aussi contre une crise sérieuse systémique de cette variante du capitalisme contrôlé par les marchés financiers. Un tel bloc anti-hégémonique devrait inclure, outre les syndicats, les mouvements altermondialistes, d’autres organisations non gouvernementales, les différentes initiatives sociales d’autogestion et, bien entendu, les secteurs critiques de la gauche intellectuelle, donc des chercheurs, des intellectuels et autres. Il devrait rechercher des projets et des objectifs communs, en respectant le principe d’une coopération autonome, mais se garder d’exigences d’une trop forte unification. Le président d’un comité d’entreprise industrielle, la militante de la défense des droits de l’homme ou du mouvement écologiste et le militant expérimenté de la coordination d’ATTAC viennent de mondes culturellement différents et portent l’empreinte de milieux différents. Si, néanmoins, ils souhaitent se retrouver pour des projets politiques communs, il faudrait qu’une nouvelle culture de tolérance réciproque et d’acceptation de modes spécifiques d’organisation et d’action puisse devenir la clé d’une telle alliance.
La préservation de l’autonomie culturelle et organisationnelle des parties coopérantes ne nuira en aucun cas à l’attractivité d’un tel mouvement. Tout comme une mosaïque qui déploie sa force de rayonnement parce qu’elle est une œuvre globale, bien que ses différents composants restent discernables en tant que tels, une gauche nouvellement fondée pourrait être perçue et appréciée comme un acteur collectif hétérogène. La genèse d’une telle gauche en mosaïque donnerait lieu, du moins en Europe, à un processus plutôt cahoteux – un processus nécessitant des efforts théoriques collectifs, afin de saisir réellement les dimensions de la crise et de repérer les points d’appui pour une contre-offensive. En même temps, ce processus exige une pratique politique de résistance. Ceci étant, les syndicats ne devront pas céder à l’illusion de pouvoir compenser leur faiblesse en matière de pouvoir par leur insertion dans un nouveau corporatisme de crise – ce qui leur est actuellement proposé dans certains États nationaux et en Europe. La portée de l’action syndicale et la radicalité de la protestation syndicaliste doivent être en phase avec la dynamique de la crise et les attentes des adhérents de base. Ce n’est que par ce chemin que les syndicats avanceront dans leurs efforts pour parvenir à une revitalisation politique durable.
Notes