Réseaux du féminisme DIY (Do It Yourself, Faites-le vous-même) 1, autogéré, en Europe
Qu’il s’agisse d’actes de résistance individuels, de luttes organisées, de projets artistiques, d’expérimentations sociales autonomes, même de ces rêves invisibles que l’on fait nuit et jour qui élargissent notre espace mental, toutes ces choses, je le pense, restructurent l’image de la société et la transforment.
Tea Hvala (Slovénie), éditrice d’un fanzine et coorganisatrice du festival « Aurore rouge ».
Le féminisme DIY (Faites-le vous-même), autogéré, est un terme générique qui inclut toutes sortes de féminismes. En s’inspirant de plusieurs générations de la culture punk, du militantisme de terrain et des technologies du capitalisme récent, ce mouvement incorpore dans les règles de son mode de vie la formation de réseaux de contreculture. Il place au centre de ses préoccupations les actes de résistance quotidiens et le pouvoir. Le féminisme DIY apporte un démenti à ceux qui se plaignent que le féminisme et le changement social ne font plus partie du programme des jeunes générations.
Émergeant du milieu appelé « postféministe », le féminisme DIY apporte une réponse féministe, « micropolitique », de terrain, au capitalisme de consommation et à l’autorité de l’État. Ce mouvement féministe fait appel à cette tradition culturelle qui est d’imaginer une politique idéale – c’est-à-dire d’intégrer dans sa propre vie les changements que l’on souhaite voir réalisés dans le monde – et il circule à travers des liens créés par la passion, le plaisir, les amitiés et la formation de communautés. Comme le déclare l’éditrice belge de fanzine Nina Nijsten, « le féminisme DIY concerne tous ceux qui pratiquent le féminisme eux-mêmes et opèrent des changements, aussi faibles qu’ils puissent paraître à première vue. Il signifie que l’on n’attend pas les autres, les “professionnels”, ou les politiciens pour rendre le monde plus convivial pour les femmes et pour résoudre les problèmes liés au sexisme ».
Les actions de féminisme autogéré prennent de nombreuses formes, mais elles incluent habituellement la production de films et de médias militants, le squatt d’immeubles, la création d’un art de la guérilla, l’organisation de groupes de discussion, la pratique d’ateliers, l’introduction de la politique dans la musique et les arts, le partage des savoir-faire, l’organisation de manifestations de rues et d’actions protestataires, et la recherche de notre propre capacité à nous suffire à nous-mêmes autant que possible. Les événements organisés sont souvent des interventions temporaires ou éphémères. La création de zones autonomes telles que des fêtes et des rassemblements fait partie intégrante du féminisme DIY. De tels événements comprennent le Feminist Health Gathering (UK) [Rassemblement Féministe pour la Santé GB], le festival « Aurore Rouge » (Slovénie), le Festival Love Kills [l’Amour tue] (Roumanie), le Femfest (Croatie) et le Ladyfest (international). Des tendances anticapitalistes sont inhérentes à ces actions ; la culture produite collectivement de manière autonome, la politique, les divertissements et le travail sont considérés comme des idéaux et le travail militant, volontaire, non lucratif est la sève qui circule à travers ce mouvement et lui donne vie.
Le présent article a pour objet d’examiner les principaux concepts et motivations qui sous-tendent le féminisme DIY, exprimés par les paroles et les écrits des militantes elles-mêmes. Dans des extraits d’interviews et d’articles publiés par le réseau « Grrrl Zine » (www.grrrlzines.net) et par « Grassroots Feminism » www.grassrootsfeminism.net), sur la base d’archives transnationales, de sources et de communautés diverses, des féministes DIY, des organisatrices, des éditrices de fanzines et des agitatrices partagent leurs inspirations, leurs passions et leurs visions de justice sociale. Généralement méfiantes à l’égard des partis organisés ou des politiciens officiels, ces jeunes féministes choisissent comme terrain de leur combat le domaine de la production culturelle autonome.
Sur ce terrain, leurs modes d’expression privilégiés sont la formations de réseaux, le partage d’informations, la coopération, le réveil des consciences et la créativité. Pour présenter un exemple de ces tendances, le présent article fait le point sur l’utilisation par les féministes DIY de réseaux de fanzines autoédités.
Pas d’experts : prise du pouvoir de manière autonome et par la communauté
Posséder son propre média est essentiel pour tout mouvement social. Les féministes DIY communiquent à travers des publications non commerciales, à faible tirage, telles que les fanzines imprimées ou électroniques et les blogs. Exclus des systèmes médiatiques officiels et des structures conventionnelles du pouvoir, des jeunes femmes et des transsexuels créent des canaux de communication avec les outils et les logiciels à leur disposition. Les ordinateurs, les appareils photos numériques, les téléphones portables et les photocopieurs sont des technologies qui ont été mises à contribution. En s’appropriant les outils du capitalisme, ces militantes espèrent répandre des messages anticonsuméristes d’action culturelle DIY et pratiquer le partage d’informations. Les fanzines par exemple sont des journaux de taille réduite ou des pamphlets écrits, conçus, illustrés, publiés et distribués par leurs auteurs sur une base non commerciale. Utilisant souvent des méthodes d’impression à faible coût et peu esthétiques, les fanzines exercent le rôle d’un média dans lequel peuvent être partagés des expressions individuelles et collectives, des réalisations artistiques, des commentaires politiques et des ressources ; leur action est celle d’un canal médiatique démocratique et d’un moyen pour former des réseaux de terrain.
N’importe qui peut écrire des fanzines et contribuer ainsi à une sorte de théorie politique du DIY, non académique, non professionnelle mais très précieuse, et à son histoire. Comme les féministes dans les années 1970 qui, en désaccord avec la domination masculine dans les universités et le domaine sanitaire, ont commencé à ouvrir leurs propres écoles de partage des savoirs et des centres de santé gérés par des femmes, les fanzines peuvent ouvrir l’information à tout le monde. Les fanzines peuvent exercer la fonction d’un média alternatif participatif qui publie sur la société des opinions alternatives que l’on ne peut pas trouver dans les médias courants ( Nina Njisten, Belgique).
Les fanzines, en tant que pratique DIY, sont l’expression visible du « tout le monde peut le faire ». Ils offrent une possibilité de partage et de diffusion des informations, des idées et du savoir et sont un moyen d’auto-apprentissage. Ils sont aussi un moyen pour relier entre eux les peuples et les idées (Collectif Love Kills [L’amour tue], Roumanie).
Les fanzines, l’une des expressions essentielles des mouvements féministes DIY, récusent l’idée préconçue que les jeunes féministes contemporaines ne s’intéressent qu’aux histoires personnelles ou aux actions individuelles. Des fanzines ont été réalisés sur des sujets tels que le viol, la violence domestique, les campagnes contre les expulsions, les actions pour l’environnement, la gratuité des écoles, la lecture révolutionnaire de l’histoire, la médecine alternative, l’antiracisme et le handicap. Alors que beaucoup de fanzines sont écrits par des personnes à titre individuel, certains d’entre eux, tels que Erinyen (Allemagne), Love Kills (Roumanie), Bloody Mary (République Tchèque) et Rag (Irlande), sont produits par des collectifs engagés dans un processus de travail non hiérarchisé. Ces collectifs utilisent leurs fanzines pour lancer des discussions difficiles, pour encourager les efforts de critique mutuelle et de réveil des consciences. En tant que telles, les publications du mouvement féministe DIY peuvent être considérées comme des canaux importants du travail en cours pour un changement de société, non seulement par leur contenu révolutionnaire et les informations qu’elles diffusent, mais par les méthodes de travail qui les unissent.
Travailler à partir des marges
Étant, de manière symptomatique, politiquement très mal à l’aise avec les politiciens officiels et les actions gouvernementales, les féministes DIY sont motivées par leur sens de l’auto-organisation et du militantisme de terrain :
Je pense que nous devons changer toute notre façon de structurer nos communautés dans la perspective d’un changement de société et nous devons commencer par cela. Pour commencer les femmes/trans/homosexuels ont besoin d’égalité mais sans être obligés, pour l’obtenir, de s’assimiler à la société hétérosexiste ou de compromettre leurs propres identités… C’est nous qui devons poser les conditions et non l’État patriarcal qui pense savoir ce qui est le mieux pour nous et nous donnera une aumône pour nous faire tenir tranquilles… Nous devons nous organiser nous-mêmes et faire que ce qui se passe soit notre œuvre et ne pas nous fier à d’autres dont l’indifférence à notre égard est totale et qui en réalité veulent nous contrôler et nous dominer. (MissTer Scratch, GB.)
Bien que des alliances stratégiques puissent se produire entre des groupes de féministes DIY et des institutions, des groupes politiques officiels, des organisations gauchistes, des publications officielles et des gouvernements, un grand nombre de ces militantes se méfient des restrictions et réglementations imposées à leurs actions. Elles préfèrent s’organiser elles-mêmes afin de ne pas diluer leur message, ne pas se compromettre pour le rendre « commercialisable », ni contribuer à le parcelliser. Il est vrai que les communautés DIY continuent d’être fracturées par les oppressions qui structurent la société au sens large. Trop souvent ces réseaux se montrent de plus en plus enclins à dénoncer de prétendus privilèges. L’auteur de bandes dessinées Isy Morgenmuffel (GB) estime que, malgré la présence de problèmes inévitables, l’organisation informelle des réseaux féministes DIY et l’absence de toute « ligne de parti » créent des possibilités pour critiquer et intervenir sans subir de censure : « Bien sûr, toute sous-culture a ses limites qui vont des dangers de la cooptation, des problèmes liés à la démographie et à la reproduction des inégalités sociales jusqu’au degré d’accessibilité du scénario présenté. Mais j’ai toujours eu le sentiment que les fanzines ont un potentiel très fort leur permettant de dépasser ces limites car leur base est une forme d’expression plutôt qu’une communauté uniforme ».
Création d’espaces alternatifs
En se plaçant aux marges de l’engagement politique traditionnel, les féministes DIY se mobilisent parce qu’elles croient que chacun de nous peut devenir un acteur du changement de société, structurer des rapports de pouvoir et, par la critique, mettre fin au statu quo. Ce qui sous-tend l’organisation féministe DIY est l’importance accordée à la création d’espaces alternatifs, loin de la logique du capitalisme et de la patriarchie hétéronormative. Un facteur qui a exercé une grande influence sur les trajectoires des féministes DIY est l’héritage du mouvement féministe punk Riot GRRL, né aux États-Unis au début des années 1990 et devenu un phénomène international. Riot GRRL, dont les membres typiques étaient des jeunes femmes entre l’adolescence et la vingtaine d’années, était un « appel aux armes » pour une conscientisation politique. Il encourageait les identifications qui installaient le féminisme solidement dans la vie quotidienne des jeunes femmes. Grâce à lui des jeunes filles et des jeunes femmes ont pu nouer des amitiés, s’allier politiquement et s’assister collectivement, à travers les frontières et les différents milieux d’origine. Sa dynamique a eu pour seule cause le fait que ses membres croyaient que toute jeune femme a besoin de trouver les conditions pour parler franchement de sa colère afin de pouvoir reconquérir sa propre vie. Riot Grrrl se présente aussi comme un féminisme DIY qui est une invitation ouverte aux filles de produire une musique, une culture et des médias qui leur sont propres :
Le mouvement Riot Grrrl, qui est apparu dans les années 1990 dans le monde anglo-saxon, s’est constitué en véritable référence [pour le mouvement féministe DIY] : si vous n’aimez pas le monde qui vous entoure, faites-le vous-mêmes, vous n’avez pas besoin de grandes infrastructures pour faire quelque chose… Il s’agit de perpétuer une tradition de création d’ambiances et d’espaces de travail qui confèrent le pouvoir aux femmes. (Erreakzioa-Reacción, Espagne.)
Cet appel aux armes, contenu dans Riot Grrrl, est entendu par les jeunes femmes et les homosexuelles aliénées par les stéréotypes, ou l’immobilisme, du féminisme de leur entourage. Riot Grrrl et le féminisme DIY permet de devenir des militantes politiques tout de suite, où que vous soyez dans le monde, que ce soit en écrivant un fanzine, en échangeant une correspondance avec des femmes que vous n’aviez jamais rencontrées auparavant, dans différents pays ou villes, ou de sortir le soir pour coller des affiches proféministes dans votre ville. Pour beaucoup d’entre elles, RIOT Grrrl et le féminisme DIY deviennent le premier contact avec des formes hors normes, indisciplinées, auto-organisées d’une action directe. Cet espace et ce réseau alternatifs produisent un terrain fertile de rencontre entre les femmes, permettant de créer de nouvelles alliances et relations et de déployer des actes individuels de résistance en les intégrant dans un travail basé sur une communauté.
Solidarité et travail en réseaux
Certaines cellules féministes DIY travaillent en coopération avec des groupes internationaux de femmes, tels que le groupe anarcho-féministe polonais Emancpunx. Actif depuis 1996, ce collectif travaille en solidarité avec des femmes d’Afghanistan, collectant des fonds pour elles en organisant des fêtes techno. Ce qui est le plus typique dans ces réseaux, c’est que la solidarité prend la forme de relations personnelles créées dans l’univers des DIY, notamment en suscitant l’amitié et l’échange. Les féministes DIY croient que le changement de société peut survenir par des actions de faible envergure, ciblées, et que les fanzines à faible tirage y jouent un rôle important :
Je pense que les fanzines, en faisant appel à la révolution, en élevant les consciences, en contestant l’autorité, en rompant le silence, peuvent avoir un effet significatif. Et peut-être le premier rôle incombe à l’individu, à celui qui tient les fanzines dans sa propre main et commence à se révolter contre les oppresseurs ; ensuite il y aura d’autres individus qui se révolteront eux aussi et ils pourront s’allier et « comploter » ensemble. Ainsi, nous avons commencé a publier un fanzine il y a plusieurs années, puis notre groupe éditorial s’est transformé en collectif anarcho-féministe et nous avons pu, ensemble, mettre nos idées en pratique. (Love Kills, Roumanie.)
Les collectifs « Love Kills » sont conscients des limites de cette manière autogérée de s’organiser mais ils croient que ce travail est important pour intégrer le changement de société dans des cultures plus larges : « Notre travail s’effectue surtout dans notre petit milieu / mouvement social, et non sur une grande échelle. Mais comme notre objectif est l’anarchisme et que nous considérons l’anarchisme comme un événement émergeant de manière progressive, nous croyons fortement que même le plus petit effort a sa propre importance significative et apporte sa contribution. »
En estimant que, dans les faits, il est possible que le terme « DIY » ne soit pas tout à fait approprié, lors d’événements tels que la « Fête homosexuelle de Copenhague » on a parlé aussi de DIT [Do It Together, Faites-le ensemble].
Comme nous l’avons vu, les féministes DIY créent des espaces autonomes et temporaires, des médias, des événements et des actions pour changer les codes symboliques et promouvoir de simples individus en acteurs du changement de société. Elles s’approprient les outils du capitalisme pour communiquer et forment des réseaux, tout en créant parallèlement, autour de la contestation de la mondialisation et du capitalisme de consommation, une communauté affective, sans but lucratif, avec ses services, ses biens et ses formes de militantisme tenant du bricolage, de l’amateurisme et de l’expérimentation.
En revenant à l’organisation décentralisée du « Mouvement de libération des femmes » (MLF), voire même en se basant sur ses appels à l’universalisation de l’émancipation et de la « sauvegarde » des femmes, les féministes DIY ne cherchent pas à militer pour une pléthore de solutions et sur une large échelle ; mais elles se mobilisent, à travers des contrecultures et des réseaux impliqués dans l’expression de l’homosexualité et du genre ; leur style particulier garantissant leur durabilité et les nouveaux médias et les technologies nouvelles, leur transmission.
Comme le déclare Rafaela Drazic, éditrice de la publication croate Unzine, l’une des plus fortes motivations pour alimenter le féminisme DIY est la reconnaissance que la « conscientisation des gens » est le premier pas pour les « faire penser et entreprendre une action ». Le féminisme DIY capte l’imagination de beaucoup de jeunes femmes et d’homosexuels, car il leur permet de devenir des acteurs du changement de société avec le peu de ressources dont ils disposent. La communauté féministe DIY se développe elle-même comme un réseau de contreculture qui est affectivement impliqué dans la création de communautés porteuses d’intérêts communs, d’informations et d’actions directes.
Remerciements :
La réalisation a reçu la contribution de la bourse « Production des médias féministes en Europe » (P21187-G20) du Fonds autrichien pour la science.
Sources citées :
Chidgey, Red and Elke Zobl. 2009a. « Morgenmuffel. » Interview de Isy from UK.
Grassroots Feminism. www.grassrootsfeminism.net/cms/node/119
———. 2009b. « Taking up Deserved Space. » Interview de MissTer Scratch
from UK. Grassroots Feminism. www.grassrootsfeminism.net/cms/node/132
———. 2009d. « Making valuable DIY theory and her story through zines. » Interview
de Nina, Belgique. Grassroots Feminism. http ://www. grassrootsfeminism. net/cms/node/141
———. 2009e. « Love is a perverted feeling… » Interview du collectif anarcho-féministe
Love Kills (Roumanie). Grassroots Feminism. http ://www.
grassrootsfeminism. net/cms/node/161
Erreakzioa-Reacción, Here and Now ! New Forms of Feminist Action, exposition
catalogue, Bilbao, Spain. Publié par Sala Rekalde. 2008.
Jiménez, Haydeé et Elke Zobl. 2008a. « The Curved/Stripburger/Pssst… : Artfully
transforming society ». Interview de Tea from Slovenia. Grrrl Zine Network.
www.grrrlzines.net/interviews/tea_thecurved. htm
———. 2008b. « Unzine. More Than Words ». Interview de Rafaela Drazic, Croatie. Grrrl Zine Network. www.grrrlzines.net/interviews/unzine. htm
Autorisations pour les images :
- Isy Morgenmuffel, the Feminism & Revolution Zine
- Nina Nijsten, flapper gathering
- VaL, OvaryAction