• La mission de la gauche islandaise : sauver l’État-providence

  • 21 Jun 11 Posted under: Islande
  • Cet entretien a été réalisé avant la consultation électorale du 25 avril. Il ne tient donc pas compte du résultat de ce scrutin lors duquel le parti Social-Démocrate a obtenu 20 sièges avec 28,8% des voix et le mouvement Gauche-Verts 14 sièges (20,9%), soit un total de 34 sièges pour la coalition sur les 63 de parlement. Le Parti Citoyen, formation de gauche issu des protestations contre l’ancien gouvernement, a fait son entrée au parlement avec 4 sièges. Le Parti de l’Indépendance (conservateur), avec 16 sièges (22,9%), a basculé dans l’opposition après 18 ans au pouvoir.

    Interview de Steingrímur Sigfússon, ministre des Finances et dirigeant du Mouvement Gauche-Verts, réalisée par Ruurik Holm de Transform ! Europe sur la crise financière en Islande.

    Le vent de l’Atlantique Nord a commencé à souffler à gauche. Le crash du secteur bancaire islandais n’a pas seulement éliminé certains des plus grands et prospères secteurs de l’économie du pays, mais aussi la longue hégémonie néolibérale. L’agenda de la gauche est devenu dominant, au point que les soutiens de la droite pensent que leurs vues ne sont plus respectées. Les élections du 25 avril 2009 montreront ce que sera l’avenir : les coupes dans les dépenses publiques préconisées par la droite ou la cohésion sociale par l’augmentation des recettes fiscales défendue par la gauche.
    Après ce qu’on a appelé la « Révolution des ustensiles de cuisine »  (1) – un vaste mouvement de protestation devant le parlement islandais culminant par des manifestations fin janvier 2009 –, l’ancien gouvernement de coalition dirigé par les conservateurs du Parti de l’indépendance n’a pas eu d’autre choix que de démissionner. Le 1er février, le nouveau gouvernement de l’Alliance sociale-démocrate et du Mouvement Gauche-Verts a pris ses fonctions. Depuis lors, le cadre de la décision politique a été dicté par les besoins financiers et, surtout, par le plan de sauvetage du FMI garantissant au gouvernement islandais un prêt de 2,1 milliards de dollars pour faire face dans l’immédiat à ses engagements.

    Au cours de la période de libéralisation économique et de concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité de riches, l’Islande a suivi une voie un peu différente de celle des autres pays nordiques. Il y a par exemple seulement deux tranches pour l’impôt sur le revenu, et non pas la totalité du barème progressif habituel dans les pays nordiques. Le taux d’imposition des revenus du capital a été limité à 10 %. Toutefois, la principale cause de la crise actuelle en Islande, en dehors bien sûr de la dépendance à l’égard des exportations, a été la privatisation des banques en 2002, lorsque les problèmes du manque de contrôle externe n’ont pu être ignorés plus longtemps. Le fait d’avoir trois banques relativement grandes opérant librement sur le marché mondial alors qu’elles reposent sur un pays de seulement 300 000 habitants revenait à jouer à la roulette russe – sauf que celui qui souffrirait en cas de perte serait le peuple islandais et non les joueurs eux-mêmes.
    Le pouvoir dans la société islandaise a été fortement concentré dans un réseau fraternel d’un petit nombre de riches et des conservateurs du Parti de l’indépendance. Le premier milliardaire islandais, Thor Bjorgolfsson, est intervenu dans de nombreux domaines des affaires. Il a, par exemple, été une grande figure des médias islandais. Il a également appuyé les arts et la culture, et la combinaison de ces intérêts avec les liens médiatiques de Bjorgolfsson a abouti à une structure de pouvoir très centralisée dans de nombreux domaines de la société. On peut presque dire que le pays a progressivement dégénéré en une sorte de société mafieuse où, pour se faire entendre, il fallait fréquenter les bonnes personnes. Les suites de la crise bancaire ne portent donc pas seulement sur l’économie mais aussi sur la lutte contre la corruption et sur la démocratisation de la société islandaise. Cela signifie, par exemple, que les rapports de propriété des médias devront être restructurés de manière à garantir un débat public pluraliste et démocratique.

    Le Mouvement Gauche-Verts en charge des finances

    Le nouveau gouvernement au pouvoir, dirigé par le social-démocrate Jóhanna Sigurdardóttir, a joué un rôle actif face à la menace de l’effondrement du système de protection sociale. Selon Steingrímur Sigfússon, ministre des Finances et chef du Mouvement Gauche-Verts, l’une des mesures les plus importantes du nouveau gouvernement a été l’arrêt de l’expulsion des logements pour une période de six mois. En outre, un projet de loi est en discussion au Parlement permettant aux gens de payer ce qu’ils peuvent de leurs prêts hypothécaires, pendant une période de 3 à 5 ans après laquelle leur situation sera réévaluée.
    Cependant, toutes les mesures politiques doivent correspondre à un schéma d’ensemble qui est extrêmement serré.
    « Nous devons ramener le déficit de l’État à zéro, dans un délai de 3 à 5 ans », explique Steingrímur [il est d’usage en Islande, de n’utiliser que le prénom]. On a spéculé sur les conditions du prêt du FMI à l’Islande. Selon Steingrímur, on peut trouver les détails sur les pages Internet du FMI et celles du gouvernement islandais.
    « Pratiquement rien n’a été gardé secret. Je reste critique à l’égard du FMI pour ce qu’il fait dans les pays du Tiers-monde, mais le cas de l’Islande est différent : l’Islande n’est pas un pays en développement. C’est la première fois que le FMI vient dans la région nordique et la première fois, en plus de 30 ans, qu’il vient dans un pays de l’OCDE. Et le FMI a aussi appris quelque chose ici. Il y a vingt ans, il serait venu en Islande et aurait à peine parlé avec quelqu’un. Il n’aurait tenu aucune conférence de presse. Et à l’issue de la visite, il aurait dit ce que le pays devait faire. Cette fois, au contraire, le processus a été dynamique, travaillé dans un bon esprit de coopération », explique Steingrímur.

    Holm : Cependant, bien que le FMI n’ait pas été aussi autoritaire que dans de nombreux pays du Sud, n’a-t-on pas besoin de le convaincre pour adopter une politique qui pourrait consommer l’excédent des revenus du pays ?

    Steingrímur : Nous avons décidé d’accepter une possibilité limitée de prélèvements sur les fonds de pension privés. Normalement, ces fonds ne sont pas accessibles avant l’âge de 60 ans. Le gouvernement et les municipalités perçoivent quelques recettes par l’imposition de ces prélèvements. Nous avons un système de déductions fiscales qui permettent de rembourser une partie des versements hypothécaires, en fonction des revenus. Les personnes à faible revenu peuvent ainsi obtenir une aide pour garder leur logement. Aujourd’hui, nous élargissons énormément ce système en y mettant 2,1 milliards de couronnes islandaises (13,3 millions d’euros). Nous avons expliqué au FMI que c’est une mesure de protection sociale pour les ménages à faible revenu. Après d’âpres négociations et de nombreuses réunions, le FMI a finalement accepté.

    Deux options : augmenter les impôts ou réduire les dépenses publiques

    Holm : Le gouvernement islandais actuel est un gouvernement de transition avant les nouvelles élections parlementaires du 25 avril 2009. L’actuelle coalition minoritaire vise un gouvernement majoritaire, et les sondages prévoient plus de 30 % pour les sociaux-démocrates et 25 % environ pour le Mouvement Gauche-Verts. On peut cependant se demander s’il est sage d’accepter de corriger le gâchis causé par le précédent gouvernement et le Parti de l’indépendance. N’y a-t-il pas un risque que la gauche suive une ligne politique jugée très à droite par la population, avec des coupes dans le secteur public et les acquis sociaux, etc. ?

    Steingrímur : Nous mènerons une politique différant clairement de celle de la droite sur un point : nous essaierons de défendre le système de protection sociale d’une manière totalement différente de la leur. Nous n’allons pas tenter de résoudre la crise seulement par des coupes budgétaires, bien que certaines réductions des dépenses publiques soient nécessaires. Bien sûr, nous avons besoin d’argent pour éviter les coupes excessives et nous sommes prêts à augmenter les impôts. Par exemple, nous allons faire payer plus d’impôts aux gens qui connaissent le plein emploi et qui ont de bons salaires. La réduction des dépenses préconisée par la droite porte préjudice à l’Etat-providence. Le choix est donc clair : les électeurs veulent-ils des mesures de droite ou veulent-ils que nous fassions ce qu’il faut faire, mais d’une manière socialement juste ? Une autre chose est certaine : les gens savent ce qu’ils ont déjà eu, ils connaissent les conséquences des politiques néolibérales de privatisation. Nous pouvons leur demander s’ils veulent encore ce système, le système qui a mis l’Islande à genoux. Ce système était non seulement nuisible sur le plan économique, mais nous avons aussi chaque jour plus d’informations sur la corruption et la cupidité présentes dans ce système.
    L’UE et l’euro

    En Islande, le taux de chômage était de 8,2 % en février et les prévisions pour mars sont autour de 9 %. À la fin de l’année, environ 10 % de la population active devrait être au chômage. Bien que cette prévision puisse sembler optimiste dans les circonstances actuelles, la spirale descendante de l’économie islandaise s’est arrêtée. Dans les rues du centre de Reykjavik, la vie continue comme d’habitude, peut-être pas de façon aussi trépidante qu’au moment du pic de prospérité économique, mais le tableau d’ensemble est quand même prospère. Les prix ont baissé mais Reykjavik reste assez cher, ce qui signifie que le salaire moyen d’un Islandais (d’environ 2 000 euros), ne permet pas de beaucoup acheter dans la capitale. Un signe notable de la récession est l’arrêt de la construction de la nouvelle salle de concert en raison du manque de financement. Un autre signe visible de la crise est le vide de l’immense aéroport de Keflavik, qui dispose d’environ 30 portes d’embarquement pour quelques vols quotidiens seulement.

    Les politiques néolibérales peuvent détruire une société, mais si la mise en œuvre de ces politiques est stoppée suffisamment tôt, la société reste viable, même si elle peut être temporairement blessée. L’Islande est devenue le premier pays où l’hégémonie de la droite a vraiment été mise politiquement à bas. Pour la réussite de la gauche dans les années à venir, il est essentiel de convaincre la population que la gauche offre une alternative socialement juste et économiquement viable. Dans ces conditions, la gauche islandaise peut affronter la nécessité de changements plus radicaux concernant les droits de propriété et la concentration du pouvoir économique – sinon ceux qui ont le contrôle des actifs financiers peuvent de nouveau exercer leur domination sur le cours de la politique.

    Holm : Un thème important des élections est de savoir s’il faut adhérer à l’Union européenne et adopter l’euro. Les sociaux-démocrates sont pour engager immédiatement des négociations d’adhésion, mais les autres partis hésitent ou s’y opposent. Le Mouvement Gauche-Verts est contre, pour des raisons liées au caractère néolibéral de l’UE, mais aussi à l’industrie de la pêche – l’une des principales exportations industrielles islandaises. Étant donné que le nouveau gouvernement sera probablement bi-partisan, avec les sociaux-démocrates et le Mouvement Gauche-Verts, un compromis doit être établi sur la question européenne.

    Steingrímur : Les deux partis ont affirmé qu’ils veulent rester au gouvernement. La situation est en effet vraiment très simple : soit on veut que le Parti de l’indépendance revienne au pouvoir, soit on ne le veut pas. Si on ne le veut pas, ces deux partis sont, de toute évidence, les principaux acteurs d’un autre gouvernement. Le Mouvement Gauche-Verts a été très clair à ce sujet et nous avons exclu la possibilité de travailler avec le Parti de l’indépendance. Les sociaux-démocrates n’ont pas été tout à fait aussi clairs mais ils ont aussi déclaré très clairement qu’ils sont intéressés à poursuivre.
    En ce qui concerne la question européenne, les deux partis sont en désaccord. Comment pouvons-nous traiter ce problème ? Les deux précédents gouvernements en Islande étaient composés de partis opposés à l’adhésion à l’UE, tout comme l’actuel gouvernement. Alors pourquoi pas le prochain aussi ? Nous proposons de traiter la question européenne de façon ouverte. La décision finale devrait être prise par le peuple lors d’un référendum. Une majorité pour l’adhésion à l’Union européenne peut se dégager dans l’avenir. Mais le danger est de se retrouver dans une situation comme la Norvège où les gens ont déjà dit « non » à deux reprises lors d’un référendum. C’est pourquoi nous sommes en faveur d’abord d’un vote pour savoir si nous devons faire la demande, avant d’entrer dans de longues et fastidieuses négociations d’adhésion. Cependant, rien n’a encore été décidé à ce sujet et le débat est en cours.

    Holm : Le taux de change de la monnaie islandaise, la couronne islandaise, s’est stabilisé autour de 160 couronnes pour un euro. Les très grandes fluctuations de la monnaie peuvent être mauvaises pour l’économie et, dans le cas des petits pays, la monnaie peut être particulièrement vulnérable aux chocs extérieurs. Alors pourquoi le Mouvement Gauche-Verts ne soutient-il pas l’adhésion à l’UE de manière à avoir la possibilité d’adopter l’euro ?

    Steingrímur : Une chose est sûre : la couronne va être notre devise pour les années à venir. Tout d’abord, je pense que l’idée d’adoption unilatérale d’une monnaie étrangère n’est absolument pas réaliste. Deuxièmement, il faudrait plusieurs années pour négocier et ratifier l’adhésion à l’UE. Nous devrions ensuite remplir les critères de Maastricht à moins, bien sûr, qu’on ne lui accorde un traitement particulier. Actuellement nous sommes en position de faiblesse pour négocier. L’euro n’est donc pas une solution à nos problèmes immédiats. C’est une dangereuse illusion de prétendre le contraire et de dire que nous pouvons résoudre nos problèmes actuels en adoptant l’euro. De fait, la couronne peut très bien servir concrètement à nous sortir de la crise. Avec la couronne, nous ne sommes pas liés à une autre monnaie comme l’est la Lettonie qui doit maintenant payer le prix de son engagement dans l’euro. La Lettonie utilise ses réserves de change pour garder la parité avec l’euro, et elle en paie le coût par un chômage élevé et beaucoup de problèmes économiques que nous pouvons éviter dans une large mesure. La couronne nous permet de garder un secteur d’exportation en bonne santé et une balance commerciale positive, ce qui est nécessaire pour être en capacité de rembourser les prêts. On peut facilement affirmer que, précisément en raison de la crise, sans rien considérer d’autre, il est important pour nous d’avoir notre propre monnaie.

    Note

    1. Manifestations de ceux qui, jour après jour en janvier, ont tapé en cadence sur des casseroles devant le Parlement. Une nouvelle formation s’en réclame, le Parti des citoyens.

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