Des millions de travailleuses et travailleurs en Europe ont vu leurs conditions de travail et de vie se détériorer fortement en quelques décennies. Ce projet de recherche les évoque — et les donne directement à lire sur divers sujets : conditions de travail et de vie, qui est responsable à leur avis de leur situation, enfin l'impact de la pandémie.
Des entretiens semi-structurés ont été menés entre août et novembre 2020 auprès de 46 travailleurs et travailleuses en emploi stable ou précaire appartenant à trois pays européens différents (France, Allemagne et Italie). Les questions de recherche abordées étaient les suivantes :
1. Comment les personnes interrogées se perçoivent-elles, et comment perçoivent-elles leurs conditions de vie en lien à leur situation d'emploi ?
2. Qui, à leur avis, est responsable de leur situation ?
3. Quelles conséquences la première vague de la pandémie a-t-elle eu à leur niveau ?
4. Quelles sont leurs espoirs et leurs désirs ? Est-il possible d'imaginer un moyen de réaliser ces derniers — et cela implique-t-il une action politique collective ?
Les entretiens illustrent la détérioration générale des conditions de travail en Europe par-delà les variations au gré des personnes, des pays et des régions. Les réponses montrent une instabilité contractuelle importante et le sentiment, chez les personnes interrogées, de pouvoir de moins en moins contrôler sa situation d’emploi. La précarité d'emploi couplée à de bas salaires accroît par ailleurs la volonté d'opter pour une augmentation du revenu au détriment de conditions d'emploi décentes. Les travailleur·euses doivent ainsi accomplir de plus en plus d'heures supplémentaires et prendre plusieurs emplois comme seule solution viable pour pallier de bas salaires. Même dans un pays comme l'Allemagne, où les personnes interrogées ont estimé très majoritairement que les conditions du marché du travail étaient exceptionnellement favorables, beaucoup sont payées à la tâche et non au temps (« slash workers »).
Il existe de sensibles différences d'un pays à l'autre dans la façon dont les personnes interrogées perçoivent la réponse apportée par les gouvernements aux crises sanitaires et socio-économiques provoquées par la pandémie : les opinions les plus positives sont exprimées en Allemagne, tandis qu'elles sont moyennement positives en France, et plus négatives en Italie.
Cependant, si la perception des réponses gouvernementales à la pandémie diffère perceptiblement entre ces trois pays, la façon dont la pandémie affecte les conditions de travail et d’emploi apparaît partout similaire. La première vague de Covid-19 a touché plus durement les travailleur·euses les plus vulnérables, possédant des régimes de contrat plus instables ou soumis à des conditions d'exploitation manifestes — on trouve dans ce groupe beaucoup de jeunes adultes et de femmes. Les personnes précaires interrogées n'ont cependant pas toutes témoigné d'une détérioration de leur situation d'emploi. Certaines, travaillant pour des plateformes par exemple, se sont vu offrir une charge de travail accrue et une meilleure rémunération (en raison de la rémunération à la pièce). Du fait de l'impact différencié de la pandémie selon le sexe, la pandémie a continué de creuser les inégalités entre hommes et femmes en matière d'accès au marché du travail et de retour à l'emploi. Mais cet impact sexué de la pandémie n'a pas concerné que le marché du travail. Du point de vue du travail reproductif dans le cadre du foyer également, la pandémie aggrave les inégalités existantes entre femmes et hommes.
La plupart des personnes interrogées ont internalisé la fragmentation objective du marché du travail. Seules quelques-unes ont explicitement mentionné les syndicats comme moyen de faire progresser leurs conditions matérielles. Dans de nombreux cas, les syndicats apparaissent absents ou éloignés de leur expérience quotidienne. La notion d'intérêt collectif des travailleur·euses est une idée encore moins discutée. Un sentiment de déconnexion prévaut : entre les divers milieux professionnels, y compris à l'intérieur d'un même secteur, mais aussi entre la sphère publique et la politique institutionnelle d'un côté, et le milieu professionnel de l'autre.
Si le déclin des syndicats en tant que catalyseurs de la solidarité au travail est manifeste, l’entraide entre collègues demeure très présente. Néanmoins, elle se pratique de plus en plus au niveau interpersonnel en milieu professionnel, plutôt que dans la sphère collective de la mobilisation sociale et politique — ce qui montre un processus de dépolitisation.
La déconnexion entre travailleur·euses et syndicats modifie la façon dont les conflits s'expriment sur le lieu de travail. La conflictualité n'a pas disparu mais elle a changé de forme pour se traduire d'abord par des actions individuelles ou des mobilisations propres au milieu professionnel. Cependant, les personnes les plus passionnées par la politique et les questions sociopolitiques ont dans le même temps rejeté fermement l'idée que l’amélioration de leur statut d’emploi et de leurs conditions de travail relève de la responsabilité individuelle — et étaient très sensibles à la nature collective des luttes ouvrières.
Vous trouverez l'e-paper en haut à droite (PDF en anglais).
INTRODUCTION, par Roberto Morea
CADRE DE RECHERCHE ET PRINCIPALES DIMENSIONS ANALYTIQUES
PRINCIPAUX OBJECTIFS DE RECHERCHE ET QUESTIONS
LE CAS DE L'ALLEMAGNE, par Beatriz Casas González
LE CAS DE LA FRANCE, par Nathan Gaborit
LE CAS DE L'ITALIE, par Edoardo Esposto
« POLITIQUES DE RÉFORME » NÉOLIBÉRALES EN FRANCE, ALLEMAGNE, ITALIE
ET PROPOSITIONS ALTERNATIVES POUR LA RÉGULATION DU TRAVAIL, par Andrea Allamprese
REMARQUES FINALES
PRÉSENTATION DES CHERCHEUR·SES
Thanks for the cooperation to:
Roberto Musacchio
Maria Pia Calemme
Vanna Derosas
Michele Losindaco