Cet article établit une comparaison entre l'Alternative für Deutschland (AfD) allemande et le Rassemblement national (RN) français en examinant leurs deux électorats du point de vue des conditions d'emploi, ainsi qu'une section particulière de l'électorat désignée synthétiquement sous l'appellation de « classes populaires ».
À l'intérieur des « classes populaires », les caractéristiques de genre attachées aux travailleur·euse·s qui votent pour l'extrême droite ont été analysées. Par « classes populaires », nous entendons les répondant·e·s qui, lorsque nous les avons interrogé·e·s sur leur catégorie socioprofessionnelle, se sont défini·e·s comme « employé·e·s qualifié·e·s », « ouvrier·e·s qualifié·e·s salarié·e·s » ou « professions salariées peu qualifiées ».
Base de données : En 2017, l'année où se sont déroulées les deux dernières élections nationales, les deux partis ont obtenu des résultats particulièrement élevés : 12,6 % pour l'AfD lors des dernières élections fédérales allemandes, et 21,3 % pour le RN (appelé Front National au moment de l'élection) emmené par Marine le Pen dans la dernière élection présidentielle française.
L'article s'appuie sur une analyse de données collectées dans le cadre d'une enquête européenne conduite en France, en Allemagne, en Espagne et en Grèce en 2019. Le résultat de l'enquête est un ensemble de données comprenant quatre échantillons correspondant à environ 8 000 répondant·e·s (environ 2 000 par pays) en âge de travailler et ayant voté lors d'au moins une élection. Dans nos données, les femmes représentent 59 % de la cohorte française, alors qu'elles composent réellement en France 52 % de la population [1]. Les étudiant·e·s et les retraité·e·s ne figurent pas dans les données collectées, ce qui pourrait expliquer la surreprésentation relative des partis d'extrême droite dans les chiffres électoraux obtenus. Quand nous avons demandé « Pour quel parti avez-vous voté lors des dernières élections nationales ? », 14,6 % des Allemand·e·s ont répondu l'AfD, et 24,1 % des Français·es ont répondu Marine Le Pen (RN).
Les catégories socioprofessionnelles reprenaient la nomenclature socio-économique européenne ESeG (European Socio-economic Groups).
S'il existe des dynamiques communes aux électorats de l'AfD et du RN, comme une surreprésentation globale des « classes populaires » par rapport aux « classes supérieures », les deux électorats diffèrent en termes de stabilité d'emploi des personnes. L'électorat de l'AfD est majoritairement salarié, possède des contrats à durée indéterminée et travaille à plein temps. Également, l'AfD rencontre un succès assez homogène parmi les différentes catégories socioprofessionnelles. Les électeur·trice·s RN, à l'inverse, sont plus souvent sans emploi ou en contrat à durée déterminée. Ce sont plus fréquemment des travailleur·euse·s indépendant·e·s et travailleur·euse·s à temps partiel. De plus, le RN n'est pas capable de pénétrer certaines sections des classes supérieures, comme les professions intellectuelles.
L'AfD est en fait représentée de manière égale dans toutes les catégories socioprofessionnelles, des classes populaires aux classes supérieures, sans être sous-représentée dans aucune d'entre elles par rapport à son score moyen. Elle arrive en tête chez les ouvrier·e·s qualifié·e·s allemand·e·s (28 %), et c'est le deuxième parti réunissant le plus de voix chez les salarié·e·s non qualifié·e·s (17 %). Le RN donne à voir une dynamique différente. Il obtient un score élevé dans les classes populaires (39 % chez les ouvrier·e·s qualifié·e·s, 27 % chez les employé·e·s, et 27 % chez les salarié·e·s non qualifié·e·s), mais est sous-représenté, avec des discontinuités notables, dans les classes supérieures, accusant un effondrement dans les professions intellectuelles et scientifiques (8 %), et présentant une augmentation ténue parmi les cadres dirigeant·e·s (19 %) et les professions intermédiaires (19 %).
Cette différence vient probablement du fait que l'AfD des débuts, surnommée « parti des professeurs », proposait un programme d'économie libérale (Arzheimer 2015) capable d'attirer parmi les classes supérieures un électorat en train d'évoluer vers l'extrême droite. D'autres études également montrent que l'AfD a réussi à s'assurer un soutien électoral important dans toutes les catégories socioprofessionnelles (des professions indépendantes aux cols bleus) de manière indifférenciée (Spies et al. 2017). Toutefois, notre analyse montre une tendance à un plus fort soutien de l'AfD dans les classes populaires.
Par contraste, on peut expliquer la dynamique du vote RN en s'appuyant sur le modèle proposé Daniel Oesch, selon lequel — particulièrement en France où la tripartition de l'électorat entre gauche, centre-droit et extrême droite est plus nette que dans d'autres pays européens — l'extrême droite échoue à récupérer les votes des professions intellectuelles, tandis qu'elle se trouve en concurrence avec la gauche pour les votes de la classe ouvrière, et avec la droite pour les voix des cadres dirigeant·e·s et des petit·e·s entrepreneur·euse·s (Oesch, Rennwal 2017).
Une différence marquée entre l'AfD et le RN tient à la participation des personnes employées et au chômage. De fait, l'électorat de l'AfD se compose à 91,8 % de personnes possédant un emploi, contre 8,2 % au chômage. Ces proportions diffèrent dans l'électorat RN, lequel se compose à seulement 83,7 % d'électeur·trice·s actuellement en emploi, contre 16,3 % au chômage.
Cette différence peut être expliquée par le niveau de chômage généralement plus faible en Allemagne qu'en France [2], et elle se trouve confirmée lorsqu'on considère le taux de soutien aux partis d'extrême droite parmi la population au chômage.
En Allemagne, les seuls partis surreprésentés dans cette population sont en fait le SPD et Die Linke (respectivement 19 % et 18 %), tandis que l'AfD se stabilise à 13 %. En France, en revanche, on observe une concurrence entre les deux pôles radicaux. D'un côté, le RN obtient 28 % des voix parmi l'électorat sans emploi, soit 4 % de plus que son résultat global. De l'autre, La France Insoumise obtient 19 % des voix auprès de ce même électorat, soit un chiffre de 2 % supérieur à son résultat d'ensemble. Il convient de noter que les petits partis d'extrême gauche sont eux aussi largement surreprésentés dans l'électorat français au chômage (Lutte Ouvrière : 4 % ; Nouveau Parti Anticapitaliste : 5 %).
FDP : Parti démocratique libre (Freie Demokratische Partei) – Affiliation au PE : Renew Europe (libéraux), CSU : Union chrétienne-sociale (Christlich Soziale Union) – PPE (conservateurs), Die Linke : La Gauche – GUE / NGL (gauche radicale), SPD : Parti social-démocrate d'Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) – S&D (sociaux-démocrates), CDU : Union chrétienne-démocrate d'Allemagne (Christlich Demokratische Union Deutschlands) – PPE (conservateurs).
Les Républicains – Affiliation au PE : PPE (conservateurs), France Insoumise – GUE/NGL (gauche radicale), Nouveau Parti Anticapitaliste (gauche radicale), Lutte Ouvrière (gauche radicale), Parti Socialiste – S&D (sociaux-democrates), En Marche – Renew Europe (libéraux), Rassemblement National – Identité et démocratie (extrême droite), Debout la France – Conservateurs et réformistes européens (droite).
Statut d'emploi : L'AfD possède la base électorale la plus homogène de tous les partis allemands, avec une forte participation de travailleur·euse·s en contrat à durée indéterminée. En effet, 88 % des électeur·trice·s de l'AfD ont un contrat à durée indéterminée, et 7 % seulement un contrat de travail limité dans le temps. Seul le SPD, quand bien même dans une moindre mesure, présente un degré d'homogénéité analogue concernant les emplois à durée indéterminée. On retrouve la même tendance en France, où l'électorat RN est composé à 81 % de salarié·e·s en CDI, contre 11 % de salarié·e·s en CDD. Si on considère inversement le vote en faveur des deux partis dans la population précaire, on constate que l'AfD et le RN sont sous-représentés dans l'électorat qui dépend de contrats à durée déterminée (respectivement 10 % pour l'AfD et 19 % pour le RN). En fait, la majorité de cet électorat soutient des positions de gauche (Hamon et Mélenchon en France, Verts en Allemagne). La tendance de l'électorat en contrat à durée déterminée à préférer les partis radicaux de gauche ou les partis verts a déjà été théorisée par la recherche universitaire. Selon Paul Marx, les électeur·trice·s précaires sont plus favorables aux politiques de redistribution et de protection sociale que défendent ces partis. Par ailleurs, Paul Marx affirme que certains déterminants chez les détenteur·trice·s de contrats temporaires, comme le fait d'être de sexe féminin, jeune ou travailleur·euse migrant·e, contribuent de fait à saper le vote en faveur de l'extrême droite dans ces groupes (Marx 2015).
Électorat à son compte ou salarié : Il faut tout d'abord souligner qu'en Allemagne, la part salariée de l'électorat est plus élevée qu'en France. L'électorat de l'AfD se compose à 65,5 % de votant·e·s en emploi salarié, contre 34,5 % à leur propre compte. Les salarié·e·s sont mieux représenté·e·s dans l'électorat de l'AfD que dans celui des autres partis (excepté au SPD). Le RN, en revanche, suit exactement les proportions nationales françaises, avec 45 % de son électorat à son compte contre 55 % en emploi salarié.
Concernant également le ratio entre les personnes travaillant à plein temps et celles à temps partiel, on distingue deux tendances dans les partis d'extrême droite en Allemagne et en France. L'électorat de l'AfD est composé à 71,6 % de personnes salariées à temps plein, contre seulement 28,4 % à temps partiel (le plus bas pourcentage des principaux partis allemands). En France, on observe la dynamique inverse : Le RN est composé à 56,9 % de personnes salariées à temps plein, contre 43,1 % à temps partiel (le plus haut pourcentage des principaux partis français).
Pour mieux comprendre la dynamique de soutien à l'extrême droite dans les classes populaires, nous allons examiner ce qui segmente cette population en termes de précarité d'emploi. En effet, le comportement politique des classes ouvrières diffère significativement en fonction du niveau de qualification, du domaine d'activité et du type d'emploi (Peugny 2015). Le sentiment d'« exposition à la concurrence internationale » dans la condition d'emploi exprimé par les personnes interrogées entraîne des effets ambigus d'un pays à l'autre. En France, la possession d'un CDI non exposé est corrélée dans les classes ouvrières au vote en faveur du RN : 32 % des classes ouvrières titulaires de ce type de contrat votent pour le parti de Le Pen (contre 29 % dans les classes ouvrières françaises en général). En Allemagne, un contrat à durée indéterminée mais exposé tend à induire davantage un vote en faveur de l'AfD, 19 % des classes ouvrières allemandes qui possèdent ce type de contrat donnant leur bulletin au parti d'extrême droite (contre une moyenne de 15,5 % dans les classes ouvrières allemandes).
La précarité correspond à un état d'incertitude, qu'elle soit d'origine financière, psychologique ou professionnelle. Ainsi, la crainte de perdre son emploi ou une partie de ses revenus futurs engendre un sentiment de précarité. Les deux partis d'extrême droite attirent des parts différentes des classes ouvrières selon le sentiment des personnes face à l'avenir. L'AfD obtient 17,5 % parmi les personnes qui estiment qu'elles perdront leur emploi dans les prochaines années (contre 15,5 % dans les classes ouvrières allemandes). En France, il n'y a pas de surreprésentation du RN parmi les groupes anxieux. L'électorat RN semble en fait assez optimiste face à l'avenir : les personnes estimant qu'elles perdront probablement leur emploi dans le futur ne sont que 24 % à voter RN. Nos données sur le statut d'emploi montrent que le vote RN de la classe ouvrière ne repose pas sur la peur de l'avenir, à la différence de l'électorat ouvrier de l'AfD (dans une certaine mesure).
Bien que l'électorat RN semble confiant dans son avenir professionnel, il diffère de l'électorat de l'AfD quant à la capacité à boucler ses fins de mois. Parmi les personnes déclarant en Allemagne faire face mensuellement à des difficultés économiques, le parti d'extrême droite atteint un score (15 %) qui est similaire à celui de l'ensemble des répondant·e·s allemand·e·s. En France, le RN recueille 31 % des voix chez les personnes qui se retrouvent mois après mois en difficulté financière, un score beaucoup plus élevé que pour l'ensemble des personnes françaises interrogées (24 %). Bien que les personnes précaires soient proportionnellement beaucoup plus représentées à l'AfD et au RN que dans les autres partis nationaux, ce sont les partis de la gauche radicale qui, dans les deux pays, possèdent l'électorat le plus précaire. Nous observons deux mécanismes différents à l'œuvre dans le soutien que la classe ouvrière apporte aux partis d'extrême droite. Parce que l'électorat ouvrier de l'AfD doute qu'il pourra conserver les mêmes conditions de vie et de travail dans le futur, son soutien à l'extrême droite pourrait s'expliquer en partie par la peur de l'avenir ; l'offre politique autoritaire de l'AfD représente une réponse adaptée à leur anxiété. En France, le soutien de l'électorat RN au parti d'extrême droite part davantage d'une situation de relative privation (Gurr, 1970) : une perception que son mode de vie se détériore injustement au regard de l'amélioration du mode de vie des autres citoyen·ne·s. De fait, les électeur·trice·s du RN souffrent dans une moindre mesure de conditions de travail instables, mais leurs conditions de vie actuelles sont clairement dégradées. Comme le décrit Violaine Girard, leur perception de la société repose sur celle d'un écart entre leur mérite par l'effort et la paresse qu'ils perçoivent chez les personnes marginalisées (bénéficiaires de prestations sociales et/ou migrants) (Girard, 2017).
La précarité sur le lieu de travail constitue un point commun aux électorats d'extrême droite, et la dépréciation de l'expérience professionnelle semble structurer le soutien apporté par la classe ouvrière à l'AfD et au RN. Les deux partis atteignent en effet des scores élevés chez les personnes qui retirent de leur travail un sentiment d'aliénation. Les répondant·e·s de la classe ouvrière considérant que leur travail n'est pas reconnu votent à 18 % pour l'AfD et à 34 % pour le RN. Également, on peut trouver une surreprésentation significative des partis d'extrême droite parmi les ouvrier·e·s décrivant leur travail comme dangereux : dans cette cohorte, 31 % votent pour l'AfD côté allemand, et 36 % pour le RN côté français. C'est pourquoi, comme le montre une étude de H. Kriesi (Kriesi 1998), la base sociale des partis d’extrême droite contemporains correspond aux travailleur·euse·s de l’industrie. Le facteur de dangerosité du travail nous incite à penser que l’AfD et le RN réussissent à attirer la partie de la classe ouvrière dont les modes de travail relèvent de la simple exécution sans nécessiter de relations interpersonnelles. Bien que le manque de reconnaissance affecte aussi le champ féminisé du care, ce qui mène souvent à un soutien aux partis de la nouvelle gauche, un travail dangereux et non reconnu produit les conditions adéquates d'un vote en faveur des partis d'extrême droite. Cependant, l'expérience de la dévaluation de l'emploi n'explique que partiellement une telle orientation politique, et c'est pourquoi nous devons nous concentrer sur les principales caractéristiques socio-économiques qui déterminent le choix du vote.
Une caractéristique essentielle des partis contemporains d'extrême droite est le faible niveau d'éducation de leur électorat (Oesch, 2008). En effet, 28 % de la population allemande possède un diplôme de l'enseignement supérieur. Or, la proportion d'électeur·trice·s de l'AfD ayant dépassé le cycle secondaire n'est que de 15 %, la proportion la plus faible de toutes les bases électorales de partis en Allemagne. Du fait des politiques menées pour développer l'enseignement post-secondaire, 54 % des Français·es possèdent un diplôme de troisième cycle. Toutefois, les titulaires de ce niveau d'éducation constituent 36 % de l'électorat RN, ce qui correspond là encore aux électeur·trice·s les moins scolarisé·e·s. Parce que le marché du travail est devenu plus compétitif, détenir un diplôme de bas niveau induit le risque d'une perte d'emploi sans qu'il soit possible d'en retrouver un équivalent. Ce facteur est corrélé chez les personnes à un travail d'exécutant·e·s qui les contraint à obtempérer aux consignes et peut expliquer leur attirance pour une offre politique autoritaire.
Il semblerait que l'électorat d'extrême droite ne soit pas impliqué dans la vie citoyenne et tende à se montrer moins actif dans le domaine associatif. Parmi tous les répondant·e·s allemand·e·s, la moitié (51 %) est membre d'au moins une association ; cette proportion tombe à 43 % dans l'électorat AfD. En France, où il y a un développement moindre de la société civile, 42 % des répondant·e·s sont membres d'une association. Or, l'électorat RN est impliqué à seulement 35 % dans ce type d'organisation. Comparés aux autres partis en France et en Allemagne, l'AfD et le RN ont la plus faible implication de votant·e·s dans des associations. Ce manque d'engagement montre la possibilité que l'anomie conduise éventuellement à soutenir l'offre politique des mouvements d'extrême droite (Heyder, Gaßner 2012). Le vote en faveur de l'extrême droite populiste refléterait, dans une certaine mesure, l'espoir d'une vie sociale mieux structurée (par un renforcement de la sphère familiale) que certains soutiens de l'extrême droite ont perdue, ainsi que la perturbation des relations collectives de travail (Girard 2017).
En raison de l'offre politique xénophobe de l'AfD et du RN, il y a sous-représentation dans leurs deux électorats des personnes interrogées issues de l'immigration (qui comptent au moins un parent ou grand-parent né en pays étranger). La proportion de répondant·e·s d'ascendance étrangère en Allemagne et en France atteint 25 % et 28 % respectivement. Or, seulement un cinquième de l'électorat de l'AfD et du RN a un parent ou grand-parent étranger : ces partis ont la plus faible proportion de personnes issues de l'immigration.
Genre : Comme d'ordinaire dans les partis d'extrême droite, les électorats de l'AfD et du RN sont majoritairement composés d'hommes. Alors que les hommes constituent 48 % de la population électorale allemande, l'électorat de l'AfD est masculin à 57 %. L'AfD est le deuxième électorat allemand le plus masculin après le parti libéral FDP (58 %). En France, alors que les hommes représentent 41 % des personnes interrogées, l'électorat RN se compose d'hommes à 46 %. Seul le parti conservateur Les Républicains compte dans son électorat une proportion d'hommes plus importante (50 %). Ce biais de genre tendanciel a déjà fait l'objet d'études sociologiques : les hommes sont relativement plus présents dans les mouvements politiques d'extrême droite tels que les bandes et les partis (Bitzan 2017), mais les femmes ont tendance à exprimer un peu plus régulièrement que les hommes leur hostilité à l'encontre de groupes spécifiques (Zick, Küpper, Hövermann 2011). Le fait d'être une femme constitue le facteur le plus déterminant dans l'évitement du vote d'extrême droite parce que les femmes se distancient d'une rhétorique haineuse autoritaire et en redoutent la politique sexiste [3]. La surreprésentation des hommes ouvriers peu qualifiés de l'industrie peut être comprise comme une conséquence de l'affaiblissement du modèle masculin de pilier familial à la suite de la féminisation du marché du travail, et aussi comme une conséquence de la fragilité de l'emploi masculin traditionnel (délocalisation des entreprises industrielles).
Dans la première partie, nous avons vu que les deux électorats partagent des caractéristiques communes – comme la surreprésentation de groupes que nous avons définis en tant que « classes populaires » : salarié·e·s, ouvrier·e·s, travailleur·euse·s peu qualifié·e·s, ainsi que le montrent d'autres études (Kim 2018, Perrineau 2017). Mais, parallèlement, des différences apparaissent entre les électorats de l'AfD et du RN. Les électeur·trice·s de l'AfD sont plus souvent salarié·e·s, avec des emplois à durée indéterminée, et travaillent à plein temps plus souvent qu'à temps partiel. À l'inverse, les électeur·trice·s du RN sont plus souvent au chômage, précaires ou à temps partiel.
En seconde partie, nous avons analysé l'électorat d'extrême droite dans les classes populaires. Nous avons relevé dans les deux électorats français et allemands des perceptions de la précarité différentes. Les électeur·trice·s de l'AfD issu·e·s des classes populaires s'identifient davantage comme les « perdant·e·s de la mondialisation » à partir d'une situation d'avantage relatif par rapport à l'électorat français, mais sur fond de crainte d'une détérioration de leurs conditions économiques dans un futur proche. À l'inverse, les électeur·trice·s français·es ne redoutent pas une détérioration future, mais vivent au présent une situation de relative privation : ils souffrent dans une moindre mesure de conditions de travail instables, néanmoins leurs conditions de vie actuelles se dégradent.
Enfin, nous nous sommes penchés sur la question des divisions de genre dans les deux électorats. Dans les deux cas, les hommes des classes populaires se positionnent plus souvent à l'extrême droite que les femmes. On pourrait donc affirmer que, dans la reconfiguration sociale de l'électorat menée par l'extrême droite, il y a conservation du privilège masculin. En ce sens, nous pouvons conclure que les travailleur·se·s des classes populaires de sexe féminin forment une limite à la tendance de l'extrême droite à asseoir son hégémonie dans les classes populaires, et donc que la bataille féministe pour la stabilisation du travail des femmes contribue directement à la lutte contre l'extrême droite.
NOTES
RÉFÉRENCES
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R. Bitzan. Geschlechterkonstruktionen und Geschlechterverhältnisse in der extremen Rechten. In: F. Virchow, M. Langebach, A. Häusler (eds.) Handbuch Rechtsextremismus. Edition Rechtsextremismus, 2016.
V. Girard. Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain. Editions du Croquant, 2017.
T. Gurr., Why Men Rebel. Princeton, NJ: Princeton University Press. 1970.
A. Heyder, A. Gaßner. Anomia, Deprivation und Werteorientierung zur Vorhersage rechtsextremistischer Einstellungen. Eine empirische Studie mit Repräsentativdaten aus Deutschland. Österreichische Zeitschrift für Politikwissenschaft, Vol. 41 (3), 2012.
J. Kim. The radical market-oriented policies of the Alternative for Germany (AfD) and support from non-beneficiary groups – discrepancies between the party’s policies and its supporters. Asian Journal of German and European Studies, Vol. 1 (3), 2018.
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D. Oesch. Explaining Workers’ Support for Right-Wing Populist Parties in Western Europe: Evidence from Austria, Belgium, France, Norway and Switzerland. International Political Science Review, Vol 29 (3), 2008.
D. Oesch, L. Rennwal. Electoral Competition in Europe’s New Tripolar Political Space: Class Voting for the Left, Centre-Right and Radical Right. EUI Working Paper MWP, Vol. 57 (4), 2018.
P. Perrineau. Marine Le Pen au premier tour: la puissance d’une dynamique, l’échec d’une ambition, in P. Perrineau (eds.) Le vote disruptif. Les élections présidentielle et législatives de 2017. Presses de Sciences Po, 2017.
C. Peugny. Acknowledging divisions within the working class. The political participation of workers and employees. Revue française de science politique, Vol. 65 (5-6), 2015.
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A. Zick, B. Küpper, A. Hövermann. Die Abwertung der Anderen. Eine europäische Zustandsbeschreibung zu Intoleranz, Vorurteilen und Diskriminierung. Friedrich-Ebert-Stiftung Forum, March 2011.