Un printemps social aura-t-il lieu en France ?

Le discours patronal est toujours le même depuis des siècles. La protection des salariés serait un frein à l’embauche et de meilleurs salaires et conditions de travail affaibliraient la puissance économique du pays, nuiraient aux "affaires". Les gouvernements successifs, par idéologie, par paresse intellectuelle, par cynisme, n’ont fait que suivre les demandes patronales. Or le chômage ne cesse de croitre, les femmes subissent la précarité et les horaires atypiques plus durement que les hommes, ajoutant à la discrimination de genre; les jeunes subissent la précarité et galèrent des années de contrats courts en contrats courts avant de trouver un emploi stable, y compris les plus diplômés. Toutes les mesures mises en œuvre se retrouvent sous une forme ou une autre dans tous les pays d’Europe.
Pourtant, une accélération des attaques contre le monde du travail a vu le jour sous le quinquennat de Sarkozy, amenant des luttes fortes, mais qui, contrairement aux épisodes précédents comme lors de la tentative de mise en place d’un contrat spécial jeune (contrat première embauche en 1996) n’ont pas réussi à bloquer les contre-réformes libérales comme celles repoussant l’âge de départ à la retraite et baissant simultanément le montant des pensions. Hollande, président élu par défaut pour chasser Sarkozy, mais sans réellement emporter l’adhésion, s’est rapidement entouré des plus ordo-libéraux parmi ses amis sociaux-démocrates.
Le ministre Macron, banquier d’affaire qui a fait fortune dans les fusion-acquisitions bancaires, s’est vu confié un ministère clé, d’où il régit la politique économique et financière. Le premier ministre Valls n’a jamais caché ses opinions droitières, qui lui ont valu moins de 5%  des suffrages lors de la "primaire" socialiste préparant les élections présidentielles de 2012.
La déception, la colère des jeunes, des forces progressistes qui avaient largement voté pour Hollande, se sont renforcées lors des mesures autoritaires et répressives prises à la suite des dramatiques attentats du début et de la fin 2015.
Les conséquences des atteintes aux libertés ne se sont pas fait attendre. Des milliers d’interpellations injustifiées, conduite par des forces de police libérée du contrôle judiciaire. Des manifestations pour les libertés interdites ou sauvagement réprimées. Des militaires plein les rues et les lieux publics, comme dans n’importe quelle dictature.
Pourtant, jusqu’à présent, il n’avait pas été possible de mobiliser de manière large et visible pour empêcher les mauvais coups. Les lois dites "Macron" et "Rebsamen" en 2015, malgré quelques manifestations des syndicats, plus divisés qu’unis, ont été votées. Elles affaiblissent la représentation des personnels dans les entreprises, réduisent le nombre de délégués et le nombre d’heures dont chacun dispose pour effectuer son travail d’élu et de représentant du personnel, modifient les prérogatives des instances de représentation du personnel (Comité d’entreprise..), autorisent le travail de nuit et du dimanche, suppriment quasiment toutes restrictions aux motifs de licenciement économique, instaure le crédit impôt compétitivité emploi (CICE) soit un cadeau de plus de 40 milliards d’euros par an aux employeurs. Etc.
Tout cela au nom de la "croissance et de l’activité économique", prisonnière de droits des salariés, qu’il fallait "libérer".
Evidement tout ce qui était prévisible arriva. Continuation de la hausse du chômage, continuation des embauches en contrats courts (80% des embauches), augmentation de la précarité des jeunes.
 
Et comme cela ne fonctionne pas, même l’OCDE, peu suspect de partie pris progressiste, vient de la démontrer et s’en inquiète, et bien Hollande/Valls/Macron ont décidé de continuer. Mais de frapper plus fort en présentant, en l’absence de toute concertation avec les organisations syndicales de travailleurs, c’est à dire en ne respectant pas la constitution française, un projet de loi dite "Travail" qui ne vise qu’à supprimer l’ensemble des droits et garanties collectives contenues dans le Code du Travail.
Celui ci est le recueil de l’ensemble des lois votées depuis sa mise en place en 1910, continuellement enrichi des nouvelles conquêtes sociales et des acquis du mouvement ouvrier en France. Il est d’abord le résultat des luttes pour donner de la force et des moyens à la partie subissant la subordination patronale. Il est le socle juridique commun à tous les travailleurs et toutes les travailleuses quelque soit la zone géographique, la taille de l’entreprise, le secteur d’activité où ils ou elles travaillent. Il est le garant de l’égalité de traitement de toutes et tous.
Les luttes ont permis que des accords sectoriels, dit de branche, améliorent ce socle commun et que des accords d’entreprise améliorent ceux-ci. C’est ce que nous appelons la hiérarchie des normes. De même les luttes ont permis que lorsque des textes prêtent à interprétations, c’est toujours le plus favorable qui s’applique aux salariés. C’est le principe de faveur.
Parmi les protections existantes depuis le milieu du 19ième siècle en France, la justice prud’homale est celle à laquelle les salariés sont le plus attachée. En effet, la justice du travail est rendue par un collège de juges non professionnelles, pour moitié élu par le monde du travail et pour autre moitié élu par les patrons et mandataires sociaux des entreprises. Les décisions sont rarement contestées et dans 80% des cas le ou la salarié-e obtient gain de cause et un dédommagement proportionnel au préjudice subit lors licenciement sans cause réelle ou sérieuse ou d’autre faute injustement reprochée.
Le temps de travail a une définition légale, ainsi que le salaire minimum. La négociation est une prérogative exclusive des syndicats et dès lors que l’un d’entre eux (ou à plusieurs) représente plus de 30% du personnel à l’élection de comité d’entreprise,  il peut signer un accord valable pour tous à condition que celui ou ceux qui représente plus de 50% n’en conteste pas la légitimité devant le juge.
Le projet Hollande/Valls/Macron/El Khomri consiste à inverser la hiérarchie des normes et propose que l’accord d’entreprise prime sur tous les autres. Ainsi se mettrait en place des règles propres à chaque entreprise qui au lieu de protéger les salariés, permettrait à l’employeur de les mettre en concurrence avec leur voisin. C’est le sens du droit du travail, outil de protection du faible face au fort, qui est visé.
Le temps de travail pourrait aller jusqu’à 60 heures par semaine. Les 11 heures de repos obligatoire entre 2 séquences de travail pourraient être fractionnées, or c’est une directive européenne qui l’impose, tout comme le décompte des temps d’astreinte, décomptés comme repos et non plus comme temps de travail. Les 35 heures ne sont plus la durée légale du travail, mais la durée normale ! La durée du travail peut être modulée sur 3 ans au lieu d’une année ceci afin de ne plus payer les heures supplémentaires. D’ailleurs celles ci seraient majorées, non plus suivant un barème national, mais suivant l’accord d’entreprise, avec le risque de chantage à l’emploi pour qu’elles soient majorées le moins possible. Les salaires se négocieraient tous les 3 ans et non plus tous les ans. Les congés légaux liés à la situation familiale (décès, mariage, naissance) ne relèveraient plus de la loi mais de l’accord d’entreprise.
Et cerise sur le gâteau, afin de pouvoir continuer de licencier sans vergogne mais ne plus risquer de se faire condamner pour faute lorsque celle ci est réelle, le gouvernement cède à l’exigence centenaire des patrons, museler la justice prud’homale en fixant légalement un barème d’indemnisation qui ne prend en compte que l’ancienneté dans l’entreprise et ôte au juge l’appréciation complète du préjudice subit. C’est anticonstitutionnel, car la peine doit être proportionnelle à la faute et la réparation s’estime en fonction du préjudice subit, mais le gouvernement n’en a que faire.
Face à ce qui est réellement la plus violente attaque que le monde du travail doit affronter, l’ensemble des organisations syndicales a dit son désaccord. Même s’il y a des nuances et des différences d’appréciations, tous disent, en l’état on n’en veut pas. Certains (CFDT entête) pensent que le projet est amendable, en fixant des exigences comme la disparation du barème d’indemnisation en cas de recours au prud’homme ou la libéralisation totale des motifs de licenciement, d’autres (CGT, FO, FSU, Union Syndicale Solidaire ainsi que toutes les organisations de jeunesse)  considèrent que ce projet doit être retiré.
 
Ce qui est nouveau dans cette période de trouble idéologique, c’est l’entrée de la jeunesse dans la contestation au projet. Très vite les jeunes ont compris qu’affaiblir les droits du travail les condamnait à la précarité à vie, les privait des outils de la négociation collective, les mettait entre les mains de patrons sans moyen, sans droit pour se faire entendre, pour se faire respecter.
Ils ont bousculé les organisations syndicales de salariés, plus réservées sur les moyens d’actions à mettre en œuvre. Ils ont contribué à une mobilisation 2.0 jamais utilisée en France et qui a recueilli plus de 1,2 millions de signatures sous le thème #onvautmieuxqueca. Ils ont permis de passer de la mobilisation 2.0 à la manifestation de rue dès les 9 mars et obligé le gouvernement à un premier recul en reportant de 15 jours l’examen du projet de loi, le temps de recevoir enfin toutes les parties prenantes de ce débat. Or il apparait que l’objectif de ce gouvernement n’est pas d’écouter les critiques, mais de gagner du temps et de chercher à diviser le mouvement syndical d’une part et celui ci d’avec la jeunesse d’autre part.
De plus, tous ont tiré la leçon de l’échec des mobilisations de 2010 contre la reforme des retraites sous Sarkozy. C’est la difficulté à faire partager à l’opinion publique des propositions alternatives à celles proposées par le gouvernement d’alors sur lequel nous avons buté malgré 3 millions de personnes dans les rues. Se battre contre n’est plus suffisant, la victoire dépend aussi des solutions offensives, nouvelles, progressistes que le monde du travail est capable d’imposer dans le débat public. Il fallait sortir d’une posture défensive pour passer à une posture offensive.
De ce fait, plusieurs initiatives ont vu le jour très rapidement après les premières annonces du gouvernement. La fondation Copernic, un groupe de juristes spécialisés dans le droit du travail mais aussi les organisations syndicales par elles mêmes, ont mis sur pieds des groupes de travail et produisent chapitre après chapitre "le code du travail qu’il nous faut".
Celui ci doit répondre aux profondes transformations à l’œuvre, la mondialisation dans sa forme actuelle et l’éclatement de la chaine productive, la numérisation et l’automatisation poussée des taches, la transition écologique et la transformation productive qui l’accompagne.
Les grandes lignes qui président à cette écriture sont :

  • L’évolution du Code du Travail que nous souhaitons doit faire progresser les droits des salariés.
  • Le droit du travail doit prendre en considération les enjeux liés à la transformation de l’activité professionnelle et aux nouvelles technologies d’information et de la communication
  • L’exigence d’un niveau élevé de droits et de garanties pour l’ensemble des travailleurs soumis à un lien de subordination juridique ou une dépendance économique (les auto entrepreneurs par exemple).
  • Les droits des salariés ne doivent plus dépendre de leur contrat de travail mais être attachés à la personne, progressifs, cumulables, transférables et opposables à tout employeur.
  • Rétablir la hiérarchie des normes et constitutionnaliser le principe de faveur.
  • Rétablir une négociation collective porteuse de progrès social,  dans la branche et l’interprofessionnel, dans l’entreprise.
  • La négociation collective doit servir à améliorer le socle de droits collectifs garantis par le Code du Travail.
  • La négociation collective doit être loyale et partir des exigences des salariés.
  • Dans les branches : définir de nouvelles règles de négociation : lieu neutre, moyens égaux, discussion des textes syndicaux, …
  • A l’entreprise : Renforcement du droit syndical, droit à des heures d’information syndicale, droit à l’expertise pour les organisations syndicales pris en charge par l’employeur, instauration du principe majoritaire des accords.

Enfin, 

  • Une durée légale du temps de travail abaissée à 32 heures
  • La consolidation du rôle des Institutions Représentatives du Personnel
  • Davantage de moyens pour la défense des droits des salariés

Une campagne sans précédent s’engage pour battre le patronat et le gouvernement et mettre sur la place publique et d’abord sur les lieux de travail les propositions pour un code du travail moderne, protecteur, porteur de progrès social et d’éradication du chômage et de la précarité.
La lutte commence, verra-t-on un printemps social en France ? Les choses se présentent bien. L’avenir ne dépend que de ce que nous en ferrons.
12 mars 2016