Ailbhe Smyth : « Il nous faut avoir une discussion sur l’IVG à l’échelle pan-européenne, et la relier à une discussion sur notre démocratie. »

Comment la société irlandaise est-elle passée d’une interdiction de l’IVG à la victoire des droits des femmes ? Quelles leçons les manifestantes polonaises peuvent-elles en tirer ? Małgorzata Kulbaczewska-Figat (Strajk.eu) s’entretient avec Ailbhe Smyth, féministe qui a joué un rôle clé dans les campagnes des droits des femmes et LGBT en Irlande.

Ailbhe Smyth a cofondé en 2013 la Coalition pour l’abrogation du 8e amendement, vaste plateforme de la société civile qui s’est mobilisée contre l’interdiction quasi totale de l’IVG insérée en 1983 dans la Constitution irlandaise. La Coalition a été un des trois piliers de l’initiative Ensemble pour le oui qui a mené la campagne référendaire de 2018 pour l’abrogation du 8e amendement et le droit à l’IVG en Irlande. Le référendum a été approuvé à une ample majorité de 67 %, enregistrant de surcroît l’un des plus forts taux de participation jamais atteints par un référendum national. Ailbhe avait déjà joué un rôle essentiel dans la campagne référendaire victorieuse de 2015 pour l’égalité dans le mariage (légalisation du mariage homosexuel). Elle a longtemps été professeure à l’University College Dublin, où elle a fondé le département des Women’s Studies. Elle compte de très nombreuses publications sur le féminisme, la politique et la culture.

Smyth est l’une des intervenantes du webinaire Nos corps – Nos choix – Nos décisions, 4 mars 2021, 18h-20h (CET)

Małgorzata Kulbaczewska-Figat : Vous êtes investie dans le mouvement pour les droits des femmes depuis une quarantaine d’années…

Ailbhe Smyth : J’ai commencé à militer à la fin des années 1970. C’était en Irlande une période très difficile pour les femmes : d’un côté, nous traversions une récession économique, et, de l’autre, l’Église contre-attaquait avec agressivité face aux premières initiatives du mouvement de libération des femmes. À cette époque, l’Église catholique faisait campagne en faveur de l’interdiction totale de l’avortement et pour l’inclusion d’un amendement en ce sens dans la Constitution. Ses efforts, de fait, ont été couronnés de succès en 1981 — et ma toute première campagne militante a été contre le nouvel amendement. C’était donc très, très difficile !

Les Irlandaises ont obtenu le droit de fréquenter les établissements d’éducation secondaire seulement à la fin des années 60. Lorsque j’ai donné naissance à ma fille dans les années 1970, je n’étais pas mariée avec son père, ce qui a eu pour conséquence qu’elle a été automatiquement déclarée auprès de l’administration en tant qu’enfant illégitime. C’était un énorme scandale, et, tant que cette loi était en vigueur, ma fille ne pouvait pas même prétendre à une allocation d’aide si je mourais.

Je me suis mariée en 1973. L’université qui m’employait m’a informée que je ne pourrais plus travailler à plein temps, la réglementation interdisant tout simplement aux femmes mariées de travailler dans le secteur public. Heureusement, la même année, une nouvelle loi a été promulguée pour lever cette interdiction. Le divorce, lui, est resté interdit jusqu’au milieu des années 90. Quant à la contraception, elle n’était disponible en libre accès que depuis peu. Mon mariage s’est brisé au bout de six mois, mais n’a été officiellement dissous qu’après modification de la loi au milieu des années 90.

L’avortement, nous devons nous en souvenir, était déjà illégal avant que ne soient introduites les nouvelles garanties constitutionnelles pour la protection de « l’enfant à naître ». Il était puni d’une peine d’emprisonnement à perpétuité.

Comme pour un meurtre…

Absolument ! La femme qui interrompait sa grossesse, mais aussi le médecin — et toute personne qui lui venait en aide, pouvaient donc être punies ! Et il faut savoir que, même sous les lois irlandaises actuelles, certes incomparablement meilleures, l’assistance à une IVG reste une infraction pénale — à moins que ne soient respectées des conditions très précises, édictées par la loi.

Revenons un instant à votre histoire personnelle — nous sommes dans les années 1970, vous élevez seule votre fille, tout en continuant de travailler à l’université…

… en tant que l’une des très rares femmes à occuper un emploi après l’accouchement. J’ai même été obligée de m’expliquer auprès de ma fille en lui disant que c’était génial, car, grâce à ça, je ramenais de l’argent à la maison. Les mères célibataires étaient affreusement stigmatisées par la société de l’époque. Et les révélations ont longtemps tardé à propos d’une vérité brutale : les filles enceintes non mariées se retrouvaient enfermées dans des institutions dirigées par des religieuses et soumises au travail forcé. L’État et l’Église ont œuvré de concert dans cette affaire.

L’Irlande commençait tout juste à changer. Nous avons rejoint l’Union européenne. Notre situation économique, très difficile au cours des décennies précédentes, entamait une lente amélioration. Les gens ont commencé à quitter le sol irlandais, non pas pour travailler, mais pour des vacances à l’étranger, au cours desquelles ils pouvaient se rendre compte que la vie ailleurs était différente. Et les gens qui ne partaient pas avaient maintenant la télévision.

En 1983, l’Église obtient gain de cause. Le 8e amendement à la constitution irlandaise met à égalité l’enfant à naître et la femme face au droit à la vie. L’amendement est adopté par référendum à une majorité de 67 %. Ce qui signifie qu’une partie des femmes au moins a apporté son soutien à l’amendement…

L’Irlande, bien qu’ayant commencé à changer, était un pays encore profondément catholique. L’Église était très influente dans le système éducatif et le secteur de la santé. Pour des milliers de personnes, l’Église continuait d’être une autorité suprême en matière de sexualité. Alors oui, beaucoup de femmes ont voté contre le droit d’interrompre une grossesse lors de ce référendum. Cependant, je suis convaincue que, si un tel référendum avait été tenu vingt ans plus tôt, ce sont non pas 67 %, mais plus de 80 % de votes en sa faveur que l’amendement aurait recueillis. Le fait que plus d’un tiers de l’électorat se soit opposé à l’Église était le signe que notre société était en train de vivre de grands changements.

Le 8e amendement est resté en vigueur pendant près de quarante ans. Il a été abrogé par référendum en 2018.

Durant tout cet intervalle, le mouvement de libération des femmes a été actif, visible, pugnace, et il engrange des victoires. En 1990, nous avons élu une femme à la présidence de la République, Mary Robinson, avocate, favorable au droit à l’IVG et à l’égalité des droits pour la communauté LGBT. Ces deux mouvements, femmes et LGBT, ont progressé, combattu et mûri ensemble en Irlande.

Un autre référendum sur l’IVG s’est déroulé en 1992. Malheureusement, le motif qui a poussé à son organisation était une tragédie humaine — une jeune fille de 14 ans violée par un ami de la famille et qui a été empêchée de se rendre en Grande-Bretagne pour se faire avorter. Finalement, elle y est allée, mais a subi une fausse couche. Lors du référendum, nous avons répondu à trois questions : une femme est-elle en droit d’être informée sur la possibilité de se faire avorter à l’étranger, lui est-il être autorisé de voyager librement si c’est dans le but de subir une IVG, et le risque de suicide chez une femme est-il considéré comme une menace pour la santé de la mère (et donc justifie l’IVG). Et la réponse a été oui.

C’était un changement d’une grande importance. C’était reconnaître officiellement l’existence de l’IVG, et que l’avortement se pratiquait malgré l’interdiction.

Une telle prise de conscience n’avait pas eu lieu avant ? Pas d’avortement clandestin ?

Pas vraiment. Il y a bien longtemps, dans les années 1920 et 1930, dans l’arrière-boutique de magasins et de pharmacies, les femmes pouvaient discrètement se procurer divers « remèdes » censés provoquer une fausse couche. En 1967, la loi britannique sur l’avortement est entrée en vigueur. Dans les années 1970, les femmes qui voulaient interrompre leur grossesse se rendaient en Grande-Bretagne. Bien sûr, ce n’était pas à la portée de tout le monde : il fallait avoir de l’argent, une personne à qui confier ses enfants pendant le déplacement… Beaucoup accouchaient puis tentaient d’élever leurs enfants du mieux qu’elles pouvaient. Sur ces femmes a été posée une chape de silence, ce que rien ne pourra jamais réparer.

Un autre facteur a contribué à l’évolution des mentalités : notre néolibéralisme irlandais. Les gens ont commencé à se soucier davantage de consommation, sont devenus plus matérialistes. La vieille croyance que Dieu nous regarde, est responsable de tout, s’est dissipée. La société s’est sécularisée et, en même temps, l’Église a pratiqué une sorte d’harakiri — il y a eu toute une série de scandales concernant les abus sexuels sur des enfants par des prêtres. Le scandale a atteint prêtre après prêtre, après prêtre… C’était un choc énorme. L’Église n’avait plus les moyens d’imposer son autorité.

En Pologne aussi, c’est l’Église, main dans la main avec des membres dociles de la classe politique, qui pousse à l’interdiction légale de l’IVG. En Pologne, des comparaisons sont souvent faites publiquement avec l’Irlande, derrière lesquelles on trouve un espoir : puisque l’omnipotence de l’Église catholique s’est finalement effondrée là-bas, nous pouvons nous aussi y arriver en Pologne. Nous referons le même cheminement, et bâtirons une société ouverte.

À vrai dire, si vous examinez de plus près la trajectoire des mouvements de femmes dans les deux pays, vous constaterez plus de différences que de similitudes. Lorsque les Polonaises descendent dans la rue, elles se battent pour des droits que leurs mères et leurs grands-mères possédaient concrètement. Nous, nous réclamions un droit que nous n’avions jamais eu. Quand l’Église catholique en Pologne a adopté sa position actuelle, elle comblait un vide survenu à la chute du socialisme réel. Non seulement l’Église n’a pas perdu de terrain, mais elle a réussi à combler le vide avec ses concepts en propre, et continue à bénéficier d’alliances solides du côté de l’extrême droite.

Le combat sera-t-il plus rude pour nous ?

Peut-être, mais peut-être pas. Le plus important est de ne pas lâcher. Les femmes ne doivent pas abandonner la rue. Elles doivent rester visibles constamment et répéter encore et encore leur message : nous resterons dans la rue jusqu’à ce que vous partiez ! Le mouvement de masse est la seule force qui permette réellement d’espérer une victoire. Le Parlement européen monte le ton et dit ce qu’il faut, mais n’a pas vraiment de pouvoir. La Commission européenne ? Elle ne montre pas beaucoup de courage ni ne s’intéresse véritablement aux questions de sexualité et d’égalité des sexes.

En Irlande, dans les années 2000, nous avions une conviction dans la société : il nous fallait faire révoquer le 8e amendement. Malheureusement, avant que ces changements passent dans les textes de loi, il y a eu une autre tragédie…

En 2012, Savita Halappanavar, 31 ans, est morte de septicémie. Si l’IVG ne lui avait pas été refusée, elle aurait survécu.

Cette affaire a été un choc pour l’Irlande. Une femme qui est venue vivre et travailler chez nous, qui, si elle était restée dans son Inde natale, aurait pu interrompre sa grossesse, est décédée. Nos lois l’ont tuée. Cela a été un grand sujet de honte.

Dans la même période, nous étions en train de faire campagne en Irlande pour le mariage homosexuel. Je travaillais sur cette campagne et j’ai dit alors : si nous gagnons sur l’égalité dans le mariage, nous gagnerons également sur le droit à l’IVG.

C’est probablement là une autre différence entre la Pologne et l’Irlande, où il était effectivement plus facile de défendre les droits des personnes LGBT que les droits des femmes.

Il en était ainsi ! Par leur combat pour leur droit au mariage, les couples lesbiens et gays disaient à la majorité hétérosexuelle : nous voulons être comme vous ! Ne marquons pas de différence ! Nous nous sommes battu·es pour quelque chose qui était largement accepté. Non pas quelque chose de légal, mais d’hyper-légal. Nous avons parlé d’amour, de besoin de stabilité, de garde d’enfants, de sécurité.

Lorsqu’on se bat pour le droit à l’IVG, la situation est différente. Il ne s’agit pas de parler de choses belles et plaisantes, mais d’événements auxquels les gens ne veulent pas penser. Les hommes n’aiment pas du tout parler d’avortement. Et les femmes… Elles comprennent qu’il peut leur arriver de tomber enceinte, sans pouvoir, ou vouloir, aller jusqu’à terme — mais elles non plus ne souhaitent pas y penser. Ensuite, il y a toute la phraséologie mise en place par l’Église : avortement = meurtre, destruction de la vie… Le sujet était donc si sensible, y compris parmi nous, que certaines militantes participant à la campagne référendaire qui allait abolir le 8e amendement en arrivaient à déclarer : je suis pour le droit à l’IVG pour toutes, même si ça ne me plaît guère ! Nous avons dû faire preuve d’une grande prudence et réfléchir attentivement au langage que nous utilisions. Il en fut ainsi y compris dans la gauche radicale à l’intérieur du mouvement. Après tout, notre enjeu n’était pas de gagner le débat d’idées ou de s’adresser à un électorat déjà convaincu, mais bien d’amorcer une vaste transformation sociale.

Nous nous sommes appuyées sur notre expérience personnelle, à la recherche de ce qui pourrait nous connecter les un·es aux autres. Nous répétions sans cesse : nous nous battons pour tout le monde, certaines pour leurs droits personnels, d’autres pour nos filles, petites-filles ou simplement pour des femmes en possible détresse. Nous avons martelé : l’avortement est un problème de justice et de droits humains. Nous avons dit : en donnant aux femmes le droit de décider, l’État prouvera qu’il se soucie d’égalité, mais il montrera aussi qu’il entend être un État faisant preuve d’humanité et de décence.

L’Église en Pologne, même après avoir été discréditée par une série de scandales, continue de s’opposer au mouvement des femmes, dans un langage très agressif envers l’opposition. Était-ce pareil en Irlande ?

L’Église s’est battue dans les années 1980 pour interdire l’IVG, puis a mené campagne contre le référendum de 1992 ainsi qu’en 2002. En 2018, elle s’est tue. Les évêques n’ont pas pris position publiquement. À la place, des organisations anti-avortement ont proclamé que l’IVG, c’était tout simplement le mal. L’Église a compris que les gens ne l’écouteraient plus et voulaient décider par eux-mêmes. Comme pour la contraception, qui est également un péché, et que les femmes irlandaises et polonaises utilisent néanmoins. Dans l’Irlande de 2018, l’Église avait cessé d’être une force politique. En Pologne, cependant, j’ai l’impression qu’elle en est encore une. Mais cela ne signifie pas nécessairement que les femmes polonaises auront à lutter pour leurs droits pendant encore longtemps. En Argentine, l’Église ne s’est pas effondrée comme elle l’a fait en Irlande, mais elle n’a pas pu empêcher pour autant l’introduction de la loi qui légalise l’interruption de grossesse. Le plus important est que le mouvement des femmes n’abandonne pas, qu’il continue de descendre dans la rue pour obtenir de nouveaux droits et conserver les droits déjà acquis. Ces droits ne sont pas pérennes, ils peuvent être révoqués.

À mon avis, le combat des femmes polonaises comporte encore une dimension supplémentaire. Il entend défier l’extrême droite, un gouvernement de droite dont les actions sont médiatisées et qui est source d’inspiration pour les droites d’autres pays. Les hommes et les femmes qui se prononcent clairement contre la vision de la droite contrecarrent la diffusion internationale de cette vision. Les femmes polonaises méritent la solidarité de la communauté internationale, et il faudrait la condamnation d’un tel gouvernement qui envoie une police brutale contre leurs cortèges, qui tolère par ailleurs des municipalités où « les personnes LGBT ne sont pas les bienvenues ». Et si le gouvernement persiste à ignorer la voix de la rue, les femmes devraient répliquer : nous, nous ignorerons votre loi. Nous trouverons un moyen de tourner vos lois en dérision. Nous nous battrons à tous les niveaux possibles.

Cela se produit déjà. Aborcyjny Dream Team (la « Dream Team de l’IVG »), composée de militantes, travaillant à organiser des voyages à l’étranger pour celles qui veulent interrompre leur grossesse. Il existe des groupes qui aident à rassembler l’argent nécessaire pour les avortements pharmacologiques. C’est comme si les femmes pensaient que seules l’auto-organisation et la solidarité pouvaient nous sauver, le gouvernement n’ayant aucune intention d’entamer un dialogue avec les manifestant·es, même compté·es par centaines de milliers dans les cortèges, et alors même que 70 % de la population sondée se déclare du côté des femmes.

Et ces initiatives de femmes sont merveilleuses. Dans le même temps, il faut continuer de se faire entendre bruyamment sur l’enjeu. Une discussion sur l’IVG à l’échelle de toute l’Europe devrait se dérouler en connexion à une discussion sur notre démocratie. Le droit d’interrompre la grossesse peut être ramené à la question de savoir qui a le droit de contrôle sur la vie d’une femme – si une femme a le droit de prendre la décision pour elle-même ou si certains groupes gagnent le droit de la contrôler.

Le combat pour l’IVG n’est pas un combat pour la moralité, car l’Église est l’une des institutions les plus immorales, amorales et hypocrites qui existent. C’est une lutte contre la mise en place d’une société autoritaire.

Avez-vous l’impression vous aussi que la droite autoritaire continue de se renforcer sous la pandémie, face à une gauche à l’inverse qui est en permanence sur la défensive ? De toute évidence, la droite engrange les bénéfices de l’anxiété sociale, là où la gauche, tout au mieux, déclare qu’« il serait temps de trouver une alternative au capitalisme néolibéral » — quand du moins elle est assez courageuse pour exiger la remise en cause des règles capitalistes. Mais ses paroles ne sont pas suivies d’action, tandis que la droite s’emploie à gagner de nouveaux adeptes.

Je suis tout à fait d’accord ! En Irlande, les mouvements d’extrême droite sont encore peu nombreux, mais ils progressent dans la société – la pandémie et la vague de chômage que celle-ci a provoquée ont rendu les gens plus anxieux, plus déprimés et donc plus réceptifs à leurs propositions. C’est l’une des raisons pour lesquelles je m’implique actuellement dans la création de Le Cheile (« Ensemble » en irlandais) – une plateforme créée par la gauche pour endiguer la progression de l’extrême droite. Cependant, je sais que cette contre-stratégie reste insuffisante. Les gens ont besoin de connaître nos concepts, nos propositions alternatives et ils ont besoin d’entendre : ce que la droite propose, ce sont des slogans déconnectés de la vie, ils ne résoudront pas vos problèmes avec leurs idées extrémistes, mais nous, nous savons comment sauver des emplois. Il nous faut, à gauche, faire preuve de plus d’intelligence et de plus de détermination, et savoir comment nous adresser aux personnes qui endurent une crise. La lutte pour les droits des femmes est étroitement liée à ce combat : après tout, la crise est en train de détruire des secteurs entiers qui employaient beaucoup de femmes et de jeunes — le commerce de détail, la restauration et le tourisme.

Vous avez affirmé dans l’une de vos interviews que vous rêviez d’un monde construit sur des bases vraiment égalitaires, et que vous êtes fière de vous définir comme « militante ». Quelle est la clé pour rendre notre – car je souscris moi aussi volontiers à ce rêve – militantisme fructueux ?

Il est difficile de proposer des recettes universelles, je pense que ce serait même relativement contre-productif pour moi de tirer des leçons de mon expérience irlandaise afin de les prodiguer aux femmes de Pologne aujourd’hui en lutte ! Cependant, j’ai acquis quelques certitudes. Je suis très profondément enracinée dans la tradition féministe, dont je viens, mais je soutiens qu’on ne devrait pas militer si c’est pour perdre de vue le sens et les interactions au niveau global. Parce qu’il y a toujours beaucoup de problèmes à résoudre qui ne sont pas séparables les uns des autres. Dans mon cas, c’est une cause à défendre en Irlande — il y a un le cas du traitement scandaleux des réfugié·es qui arrivent sur l’île. La question du logement qui est négligée. La situation des personnes âgées — et je parle ici aussi en mon nom — car elles ont été littéralement abandonnées pendant la pandémie.

En même temps, vous devez également parler aux gens d’une manière qui leur fait sentir que ce que vous dites est authentique, est en rapport avec votre vie et la leur. Pendant la campagne, nous avons essayé de communiquer de cette manière : que feriez-vous — nous parlions aux indécis·es — si votre fille n’avait pas accès à l’IVG ? Si votre petit-fils s’avère être gay et n’a pas la possibilité de se marier ? Nous avons encouragé les gens à penser à eux-mêmes, en les encourageant à plus de compréhension et de solidarité envers les autres.

Le militantisme est un travail de terrain. Avec des gens, dans la rue. Les réseaux sociaux, c’est bien, mais ils ne diffèrent guère d’un morceau de papier et d’un stylo ! Ils aident à l’organisation, mais ce qui importe le plus, ce sont les grands mouvements de masse. Les médias sociaux peuvent nous servir d’outil, mais ce sont les foules qui se rendent devant le parlement qui font trembler les gouvernements et les conduisent à reculer devant la volonté du peuple.

Pensez-vous que nous créerons ce monde plus égalitaire dont nous rêvons et sauverons la planète ainsi que nous-mêmes de la destruction ?

Je ne sais pas. Mais il serait lâche et irresponsable de ne pas se battre pour cela. Je sais que je ne vais pas convaincre tout le monde ni changer la nature des gens… Pourtant, personnellement, je serais incapable de constater qu’il y a des systèmes et des structures engendrant mort et destruction sans m’y opposer. Autant que je peux. L’enjeu est trop important.

Publié initialement en polonais sur le site web Strajk.eu