À la recherche de majorités : points de tension chez les conservateurs européens

Les défis actuels placent l’Union européenne à un carrefour. Qu’elle devienne une union d’États-nations forts s’organisant en un nouveau type de zone de libre-échange, ou intervienne un jour en tant qu’acteur autonome dans les conflits mondiaux, dépendra étroitement des conservateurs, lesquels forment la force politique la plus importante de l’UE.

Les conservateurs détiennent la majorité relative dans chacune des trois principales institutions de l’UE : ils sont représentés au Conseil européen par plus de dix chefs d’État et de gouvernement ; dix membres de la Commission européenne proviennent de cette famille politique, avec, parmi eux, la présidente de la Commission et les titulaires des portefeuilles aux entreprises, au commerce, aux transports et au marché intérieur, lesquels, en coordination avec le Conseil de l’UE, ont le pouvoir de pousser des projets à portée stratégique. Au Parlement européen, les conservateurs se répartissent en deux groupes : d’une part, le groupe parlementaire du Parti populaire européen (PPE), qui réunit des formations démocrates-chrétiennes, conservatrices et national-conservatrices, et, d’autre part, le groupe des Conservateurs et réformistes européens (CRE), créé en 2009 sous la direction des conservateurs britanniques et du parti national-conservateur polonais Droit et justice (PiS). On trouve dans ce dernier des partis national-conservateurs, eurosceptiques et, pour partie, des populistes de droite. Les partis les plus importants du PPE sont la CDU allemande avec 23 députés, le Parti populaire espagnol (PP) avec 13 députés, également le Parti Plateforme civique (PO, Pologne) et le Fidesz hongrois, avec 12 députés chacun. Le PiS polonais est en position dominante dans le groupe CRE, avec 25 députés.

C’est lors des élections au Parlement européen de 1999 que le PPE est devenu le groupe parlementaire le plus important, en coalition à cette époque avec le regroupement de partis des Démocrates européens (DE) emmené par les conservateurs britanniques. Le PPE avait alors remporté 37 % des sièges et 295 députés. Au sortir du Brexit et de la redistribution des sièges vacants qui s’ensuit, le groupe PPE aligne aujourd’hui 187 députés. L’autre groupe conservateur, à savoir les national-conservateurs eurosceptiques du groupe CRE, ne compte que 62 députés, ce qui en fait la deuxième plus petite composante du PE.

Cette évolution a un impact direct sur la recherche de majorités. Lors des élections de 2019, pour la première fois, les deux grands groupes du PPE conservateur et de la S&D social-démocrate — tous deux fortement influencés en interne par leurs composantes partisanes allemandes respectives de la CDU/CSU et du SPD — ont obtenu ensemble très en dessous de 50 % des sièges et ne peuvent donc plus agir comme avant à la façon d’une « grande coalition » informelle. Les deux groupes ont perdu près de 20 % de leurs députés par rapport aux élections de 2014. Pour les conservateurs du PPE, cette perte dépasse même 30 % par rapport à 2009. Le PPE s’est effondré à travers toute l’UE, mais cette chute s’explique avant tout par des modifications des paysages politiques dans les États membres que sont la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Pologne. Ces pertes ne peuvent plus être contrebalancées par le soutien des national-conservateurs eurosceptiques du groupe CRE dans les processus de décision parlementaire — comme cela a souvent été le cas par le passé — car les Conservateurs et réformistes européens, eux aussi, ont perdu de leur influence au fil des ans. La part des partis nationalistes et anti-européens à la droite du groupe CRE a, quant à elle, plus que doublé. Cette croissance s’explique aussi par des regroupements de composantes. C’est ainsi par exemple que des députés du Parti populaire danois, de l’AfD allemande ou des Vrais Finlandais ont renoncé à trouver « refuge » auprès du groupe CRE, et ont constitué depuis 2019 un groupe extrémiste de droite nettement renforcé sous le nom « Identité et démocratie » (ID). Ce processus d’ajustement entre les groupes politiques n’est pas encore achevé et peut potentiellement menacer le groupe CRE dans son existence même.

La constellation actuelle des forces au Parlement européen se trouve ainsi façonnée principalement de trois manières : premièrement, le PPE conservateur, ensemble avec son partenaire de longue date de la S&D, ne bénéficie pas d’une majorité parlementaire en propre ; deuxièmement, le poids renforcé des deux familles de partis pro-européens que sont les libéraux et les verts pousse fortement en direction d’un approfondissement de l’intégration de l’UE ; et troisièmement, les partis nationalistes, antidémocratiques et anti-européens ont clairement gagné en influence au parlement.

Lignes de partage européennes et nouveaux points de rupture

Dans ce contexte, trois scénarios potentiels pour le développement futur de l’UE se présentent : premièrement, un statu quo clairement réorienté à droite, en particulier sur les questions de migrations et d’asile ainsi que dans le domaine de la politique de sécurité ; deuxièmement, le développement d’une zone de libre-échange entre États-nations forts ; ou troisièmement, un approfondissement de l’UE qui deviendrait un acteur économiquement, politiquement et militairement autonome.

Si perdure le principe de non-coopération avec le groupe nationaliste d’extrême droite ID, principe qui a prévalu jusqu’ici chez les conservateurs et les sociaux-démocrates, on peut supposer que ces derniers ne formeront pas non plus de majorité avec les familles de partis qui leurs sont plus proches. Concrètement, il n’y a le compte ni pour une majorité conservatrice-libérale-verte ni pour une alliance conservatrice rassemblant la droite libérale, les national-conservateurs et les nationalistes. Les conservateurs ne peuvent obtenir la majorité que dans une alliance avec les sociaux-démocrates et une troisième famille de parti.

Parallèlement à la transformation du rapport de forces entre les groupes, on assiste à une aggravation des conflits internes. Ainsi, les conservateurs libéraux, par exemple les conservateurs luxembourgeois, soutiennent-ils un approfondissement de l’UE dans le sens des idées économiques libérales de Macron, s’opposant ainsi à d’autres conservateurs qui, à l’instar de la CDU en Allemagne, rejettent toute communautarisation plus avancée des politiques financières et économiques ou de la politique concernant le droit d’asile et les réfugiés et, par-dessus tout, l’idée d’une convergence sociale entre les pays de l’UE. Cependant, ils soutiennent à l’inverse ses propositions concernant une armée européenne. Cela vaut également pour les national-conservateurs du groupe CRE qui, comme le PiS polonais, tiennent, d’une part, à la souveraineté nationale de leurs États et, généralement, se montrent sceptiques envers l’idée d’une expansion des politiques communautaires de l’UE, mais d’autre part adhèrent à la formation d’une armée européenne tant que celle-ci ne concurrence pas l’OTAN.

Cette ligne de partage concrète montre clairement que les visions respectives sur le rôle de l’UE, sur les développements internationaux ou encore concernant les acteurs mondiaux que sont les États-Unis, la Chine et la Russie, sont, dans une large mesure, conditionnés aussi chez les conservateurs européens par des facteurs tels que l’histoire nationale, la taille du pays et sa situation géographique, sa place politique et économique dans l’UE. Entre en jeu également ici la question de l’appartenance de leurs pays respectifs au « centre » ou bien à la périphérie de l’UE, également celle de savoir s’il s’agit financièrement d’un pays contributeur ou bien bénéficiaire de l’Union. Cela montre bien que les « intérêts nationaux » passent sans cesse devant les intérêts des familles politiques, se mettant même largement en travers de ceux-ci, tantôt favorisant, tantôt bloquant l’européanisation. Dans le même temps, les processus décisionnels subissent également l’influence des nouveaux rapprochements interétatiques internes à l’UE destinés à défendre les intérêts nationaux respectifs : c’est ainsi que les pays de Visegrád rejettent « collectivement » toutes les réglementations européennes concernant la politique migratoire et les questions d’asile ; le « Groupe des 16 », qui comprend cinq pays balkaniques, onze pays de l’UE en Europe centrale et orientale et, plus récemment, l’Italie, formule ses approches en propre de la politique chinoise ; les États de la dénommée « nouvelle ligue hanséatique », qui se considèrent comme de « bons gouvernants », rejettent quant à eux toute augmentation du budget de l’UE de même que l’assouplissement des mécanismes de stabilité européens ou encore la communautarisation de la dette publique. Les arènes du conflit deviennent de plus en plus complexes. Les divisions dans l’UE mais aussi dans la famille conservatrice se creusent. Cela signifie également que les conservateurs doivent se confronter encore aux nationalistes anti-européens qui demandent le recul des institutions européennes, sans pour autant certes demander l’abolition de l’UE, mais avec pour motivation de la modifier drastiquement de l’intérieur afin de la faire évoluer en forteresse imprenable contre les réfugiés et les migrants.

À la recherche de solutions

Les conservateurs des deux groupes se trouvent face à un dilemme : les conservateurs des deux familles divergent voire s’opposent sur de nombreuses questions politiques de manière significative. Cela vaut pour la position à adopter face à la Chine, à la Russie ou aux États-Unis, pour les questions de militarisation et la construction d’une armée européenne, pour les politiques budgétaire et agricole, pour la transformation écologique, y compris la sortie du charbon, les échanges de quotas d’émission, le positionnement sur l’énergie nucléaire, enfin et surtout, pour l’accueil des réfugiés. Le facteur d’unification actuellement le plus fort chez les conservateurs est la question de la sécurisation des frontières extérieures de l’UE face aux réfugiés et aux migrants. Comme on l’a vu lors de la crise à la frontière turco-grecque, le droit, la liberté et la prospérité sont mis au service de l’atteinte de cet objectif et — à l’opposé de ce que qu’a fait l’Allemagne de 2015 en cavalier seul — la politique des droits de l’homme passe clairement au second plan après la politique de sécurité. On assiste ici au brouillage des différences par ailleurs existantes entre les conservateurs et les partis partiellement national-populistes situés à leur droite.

La conception sécuritaire gagne en surface et en autonomie au préjudice des questions de droits de l’homme et de démocratie, soulevant la question même du fondement démocratique de l’UE et de ses pays membres. Mais cela remet également en question des valeurs conservatrices fondamentales comme le droit et la liberté, y compris la liberté de marché, et donc le fondement des valeurs conservatrices, poussant les conservateurs du côté des partis d’extrême droite. Une telle conception de la sécurité telle qu’elle se dessine chez les conservateurs n’est guère en mesure d’apporter de réponses aux défis mondiaux. Un concept de sécurité serait nécessaire à l’UE sur la base duquel elle pourrait s’engager sur la scène mondiale en tant qu’acteur autonome capable de défendre les valeurs européennes, d’agir dans les conflits mondiaux et d’apporter des réponses aux défis contemporains, à savoir le changement climatique, la propagation planétaire des maladies, les problèmes de de migrations et d’asile, la transformation numérique des sociétés, et il faudrait développer pour cela une nouvelle idée de la souveraineté comme idée à la fois nationale et européenne.

Le rapport de forces au Parlement européen oblige les conservateurs à se rapprocher non seulement des sociaux-démocrates, mais aussi de l’une des deux autres « familles de partis pro-européens ». Cela ouvrirait aux conservateurs la possibilité d’une modernisation « économique libérale », qui à son tour peut contribuer à la transformation numérique et au renforcement des institutions européennes ainsi qu’au développement de nouveaux processus de négociation en vue d’obtenir des majorités qualifiées. Cela favoriserait également la mise en œuvre d’un « Green New Deal ». Voilà qui mène à de nouvelles formes de coopération pour des « majorités changeantes » au parlement européen. En tout cela cependant hélas, les partis de gauche ne se voient aujourd’hui dévolu aucun rôle.

Publié initialement dans : WeltTrends. Das außenpolitische Journal, 163/Mai 2020, 32 – 37.