France : Élections législatives et reparlementarisation de la vie politique

Dimanche 19 juin s’achevait en France une longue séquence électorale entamée le 10 avril avec le premier tour de l’élection présidentielle.

Si le premier scrutin a retenu un seul gagnant, Emmanuel Macron réélu au second tour face à Marine Le Pen, la tripartition qui travaille le champ politique depuis 2017 s’est fortement retranscrite dans les résultats et elle structure désormais une Assemblée nationale divisée entre le groupe Ensemble, la Nupes et le RN. Également, Les Républicains ont mieux résisté aux législatives qu’à la présidentielle et disposent actuellement d’une position stratégique dans un contexte où le camp présidentiel ne bénéficie pas de majorité absolue.

Défaite sans précédent de la coalition législative présidentielle

Les législatives de 2022 ont été en tout point des élections inédites. La victoire de Macron à la présidentielle aurait dû, conformément aux séquences politiques précédentes, lui permettre d’obtenir une large majorité à l’Assemblée nationale. Avant même l’inversion du calendrier électoral en 2002, toutes les élections législatives qui avaient déjà été organisées dans la foulée d’une présidentielle confirmaient le choix du camp majoritaire. Cette réalité a été fortement intériorisée comme une réalité indépassable par les forces politiques dans leur manière de faire campagne. 

Pour la première fois cette année, l’idée que le président de la République nouvellement élu devait être contrôlé par une assemblée de couleur politique différente était majoritaire dans l’opinion. Cette situation inédite a invité les dirigeant·es de la future Nupes, dont Jean-Luc Mélenchon au premier rang, à lancer une campagne législative innovante mettant en scène cette élection comme un troisième tour de la présidentielle et lestant son issue avec la possibilité « d’élire » Mélenchon comme Premier ministre. Cette stratégie d’alliance se fonde, immédiatement après le second tour, sur un accord électoral entre les partis de gauche et un programme partagé.

L’élection se distingue aussi des précédentes par son résultat. Les forces politiques du camp présidentiel n’ont pas atteint la majorité absolue des 289 sièges. La coalition présidentielle Ensemble, qui rassemble Renaissance (ex- En Marche), le Modem et Horizons, obtient ainsi 245 sièges, la Nupes (NUPES) 131 (+22 divers gauche) et le Rassemblement national (extrême droite) 89. Le camp macroniste se retrouve contraint de trouver un accord avec Les Républicains (74 sièges), moins défaits qu’ils ne l’avaient été à la présidentielle.  

La dynamique de tripartition qui a marqué la présidentielle trouve désormais sa transcription au sein de l’Assemblée. Cette réalité tripartite est d’autant plus surprenante que les règles institutionnelles avaient empêché l’accès à l’Assemblée d’un groupe d’extrême-droite depuis 1986, et largement minoré le poids de la gauche radicale depuis 2012.

Autre fait marquant, l’abstention atteint les 53 %. Par rapport à l’élection présidentielle, le corps électoral s’est resserré sur les groupes les plus votants, sans pour autant modifier radicalement les différents conglomérats mobilisés. La compréhension des dynamiques de mobilisation/démobilisation et la définition de chacun des électorats éclairent cette situation inédite. 

Le camp présidentiel dans la tourmente 

En 2017, la République en marche (LREM) obtenait à elle seule 314 député·es (361 pour l’ensemble de la coalition). En 2022, Ensemble n’en obtient que 245, dont seulement 170 pour le parti présidentiel. La dégringolade est amplifiée par l’élimination de personnalités emblématiques de la Macronie (Richard Ferrand, Christophe Castaner, Jean-Michel Blanquer) et de membres du gouvernement Élisabeth Borne formé le 20 mai dernier (Amélie de Montchalin, ministre de la Transition écologique, Brigitte Bourguignon, ministre des Solidarités et de la Santé et Justine Bénin, ministre de la Mer) forcé·es donc de le quitter. 

Ces résultats viennent sanctionner la stratégie d’évitement du parti présidentiel. Au cours d’une campagne marquée par un ensemble de polémiques — répression policière du Stade de France, accusations de violences sexuelles à l’égard de Damien Abad —, le camp macroniste espérait que la mise en scène de sa capacité à gouverner lui suffirait à avoir la majorité. 

Comme à la présidentielle, c’est au sein du bloc bourgeois que Macron et ses candidat·es ont recruté leur électorat. Ils surperforment auprès des cadres et professions intellectuelles supérieures (33 %) et des hauts revenus : 36 % des catégories aisées (+ de 2500 euros par mois) et 33 % des classes moyennes supérieures (1900-2500 euros) ont voté pour la coalition présidentielle, contre 22 % des catégories modestes (900-1300 euros) et 11 % des catégories pauvres (- de 900 euros).

Après le raz-de-marée macroniste aux législatives de 2017, les vagues de la majorité refluent vers l’Ouest, qui constitue désormais sa zone de force. Ce recul bénéficie principalement au RN dans le Nord et le Sud-Est, et à la Nupes dans les grandes villes et en région parisienne. En Île-de-France, Ensemble subit une baisse de 8 points par rapport à 2017. Ce recul, s’accompagne d’un déplacement vers l’ouest de la région, qui correspond aux quartiers favorisés, comme lors de l’élection présidentielle. 

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer le recul du bloc macroniste. D’abord, le quinquennat mené largement à droite a ouvert un espace pour l’union de la gauche. Celle-ci reprend à Ensemble des circonscriptions qui étaient traditionnellement rattachées au camp de la gauche. Mais ce déplacement vers la droite n’a pas permis aux macronistes de combler ce qu’ils perdent à gauche, du fait notamment de la résistance des Républicains limitant leur expansion à droite.

Enfin, l’affaissement du front républicain empêche le camp présidentiel de gagner suffisamment d’élections de second tour face au Rassemblement National (RN). Dans les cas de second tour entre un candidat RN et un candidat Ensemble, seulement 31 % de l’électorat de la Nupes s’est mobilisé pour faire barrage au RN (45 % d’abstention et 24 % pour le RN) qui remporte 52 % de ces élections. 

La fin du barrage républicain ?

Après l’échec de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle, où elle a tout de même recueilli plus de 13 millions de voix, le RN a mis en place une campagne législative discrète et sans résonance au niveau national. Son mode d’expression durant la campagne a moins consisté à développer des propositions qu’à discréditer la stratégie de Mélenchon et de la Nupes. Ce manque d’ambition affichée au niveau national a certainement masqué le travail de campagne mené au niveau local et conduit beaucoup de gens à minorer les résultats que la formation d’extrême droite pouvait obtenir. Le RN a en effet augmenté son score au premier tour des législatives de plus de 1,2 million de voix comparé à 2017.

Et malgré le million de voix engrangé par les candidat·es de Reconquête, le parti d’extrême droite mené par Éric Zemmour, le parti des Le Pen s’est qualifié au second tour dans plus de 200 circonscriptions, dont 110 où il arrive en tête. La réussite est double pour le RN, avec l’élimination de tous les candidat·es Reconquête et une conversion inouïe de ses 200 qualifications au second tour en 89 sièges. 

Malgré des résultats très élevés dans le cadre de l’élection présidentielle, le RN n’était pas parvenu depuis 1986 à constituer un groupe à l’Assemblée nationale. Victime à la fois d’une large démobilisation de son électorat, issu en grande partie des groupes populaires peu diplômés, et du système de suffrage à deux tours où agissait le front républicain, le RN ne parvenait pas à convertir ces hauts scores à la présidentielle en sièges parlementaires. 

Mais cette année, les choses ont été différentes. Le RN a bénéficié de plusieurs facteurs. Tout d’abord, une entreprise conjointe de banalisation de ses thématiques par un courant réactionnaire puissant porté par des membres du gouvernement, des personnalités de gauche et de droite et par certains médias. À tel point que des notions largement xénophobes comme la théorie du « grand remplacement » ont désormais leur place dans les discussions. La candidature de Zemmour a également contribué à déplacer le centre de gravité des débats vers l’extrême droite et à faire exister différents courants d’extrême droite, et ainsi à complexifier cet espace idéologique. Ainsi, le RN a connu un recul de voix entre la présidentielle et les législatives cette année (- 4,5 points) qui est moins élevé qu’il y a 5 ans (- 8 points), tout en partant d’un score plus élevé (23,15 %- 21,30 %), laissant entrevoir une démobilisation moindre de son électorat. 

Puis, la majorité présidentielle, en refusant de donner une consigne de vote au niveau national dans le cadre de duels Nupes/RN, a provoqué l’affaissement du front républicain dans les 200 circonscriptions où le RN était qualifié au second tour. Ainsi, seul 16 % des personnes ayant voté pour un candidat Ensemble au premier tour ont voté pour la Nupes lors du second tour face à un candidat RN, 72 % de sont abstenues et 12 % ont voté RN. Il semble que la peur d’une alliance de gauche sur un programme de rupture par rapport à la logique néolibérale et xénophobe a eu raison du barrage républicain. Au mouvement de banalisation de l’extrême droite s’est ajouté celui de la diabolisation de la Nupes et de Mélenchon, permettant aux forces libérales de développer une rhétorique autour de l’impossibilité de choisir entre ces deux forces, étant l’une et l’autre « anti-républicaines ». 

Cette victoire du RN va accroître ses ressources financières (7 millions d’euros par an) et humaines (presque 200 attaché·es parlementaires). Néanmoins, il s’agit d’un double défi pour le parti. Premièrement, ces député·es en quête de légitimité vont devoir prouver leur capacité à mener un travail parlementaire utile pour leur électorat. Cette position est en contradiction avec le statut de parti antisystème cher au RN. Ensuite, la médiatisation et la formation de nouvelles personnalités du parti peuvent créer des remous au sein du RN dont la gestion des dissidences finit systématiquement par le départ (volontaire ou contraint) de celles et ceux qui s’écartent de la ligne de la cheffe du parti.  

À gauche l’espoir renaît 

Le premier tour de la présidentielle a confirmé la position centrale de la France Insoumise (FI) au sein de l’espace de la gauche. À la suite de ce score, FI a ouvert des négociations avec les partis pour porter une candidature conjointe aux élections législatives. La gauche est parvenue à un accord électoral et programmatique permettant de présenter des candidatures uniques autour de propositions radicales comme la retraite à 60 ans, le SMIC à 1500 € ou encore la « règle verte » (cadre de la planification écologique), dans chacune des 577 circonscriptions.

Cette stratégie a permis de faire passer la gauche d’une soixantaine de député·es à 153 député·es réuni·es dans un inter-groupe commun, également de priver Macron de la majorité absolue en s’installant comme le premier bloc d’opposition.

Dans la continuité des résultats de Mélenchon à la présidentielle, la Nupes consolide ses zones de force dans les grandes villes et les territoires pauvres (Seine-Saint-Denis, Outre-mer). Si l’analyse par âge a largement été mobilisée pour comprendre l’électorat de gauche (très faible chez les personnes retraitées et très haut chez les jeunes), celle-ci reste insuffisante. Les taux élevés chez les gens au chômage (28 %), chez les personnes ayant un revenu inférieur à 900 € par mois (32 %) ainsi que chez les personnes détenant un diplômé supérieur au baccalauréat (29 %), dessinent comme à la présidentielle un groupe de votant·es qui appartiennent à la fois à des segments dévalorisés et précarisés du marché du travail et à d’autres concernant les personnes diplômées mais n’obtenant pas une rémunération très élevée. 

Géographiquement, nombre d’analystes s’inquiètent d’un recul de la gauche dans les territoires ruraux où le RN serait dominant. En outre, au sein de la Nupes, certains commentaires ont mis en cause le programme jugé trop radical en matière de laïcité, de rapport aux minorités ou à la police, qui aurait coupé la gauche de l’électorat des zones rurales chez qui la colère sociale dominerait. Ils proposent une stratégie orientée vers la conquête de cette part de l’électorat séduite par l’extrême droite. 

Deux éléments invitent à limiter la portée de cette interprétation. D’une part, les passages d’un vote RN vers un vote de gauche sont quasiment résiduels et même en cas de duel au second tour Ensemble et Nupes, seuls 18 % des électeurs RN ont voté à gauche, témoignant de la difficulté de revenir d’un vote Le Pen.

Ensuite, lors de l’élection présidentielle, il n’y a pas eu de sous-vote manifeste pour Mélenchon dans les territoires ruraux. L’importance du vote RN dans ces espaces géographiques n’implique donc pas l’incapacité de la gauche à s’adresser à ces populations, simplement la nécessité d’en comprendre les spécificités masquées derrière le terme de ruralité. Enfin, l’élection présidentielle a montré que la capacité à articuler les thématiques de l’antiracisme, du féminisme et de l’écologie avec les questions sociales et économiques constituait un atout majeur pour une large mobilisation et un travail commun avec les mouvements sociaux. 

Une écologie populaire

La question de l’écologie est de ce point de vue emblématique. Son espace électoral était surtout dominé par le parti écologiste (EELV) puis par des candidatures alternatives (paysannes ou animalistes), recrutant jusqu’à l’élection présidentielle de 2022 un électorat majoritairement urbain, fortement diplômé et issus du salariat. Cette sectorisation sociale a été renforcée par une vision individualisante et éthique de l’écologie, en faisant moins une idéologie politique qu’une manière de conduire sa vie et de consommer.

La dépolitisation de l’écologie a aussi conduit à une dépossession des classes populaires de la thématique, pourtant les moins émettrices en carbone et les plus exposées aux changements climatiques. 

Mais la Nupes est semble-t-il largement parvenue à dépasser ces obstacles. Tout d’abord, lors de la campagne présidentielle, Mélenchon a développé un projet écologiste s’attaquant au capitalisme financiarisé, plaçant la question sociale et celle des emplois en son cœur et redonnant à l’État un rôle central : la planification écologique comme levier permettant de respecter les rythmes planétaires tout en développant et anticipant les métiers nécessaires. 

Puis, le travail d’accord électoral et programmatique mené par la Nupes a permis de statuer sur la façon de traiter l’écologie : d’abord en l’inscrivant au sein d’un projet de gauche radical fortement articulé, mais aussi en traçant une ligne étanche entre ce projet et la croyance dans la capacité de l’économie de marché, de l’innovation et des nouvelles technologies à résorber la crise écologique, associée aux courants libéraux. Clarifiée, l’écologie constitue désormais pour cette gauche parlementaire une plateforme radicale commune. 

La Nupes poursuit aussi ses ambitions de constituer un niveau d’organisation permettant aux personnalités associatives et syndicales, impliquées dans des luttes en cours, de participer à cette dynamique politique. Ainsi, l’Assemblée nationale compte désormais parmi ses député·es Aurélie Trouvé, ancienne présidente d’ATTAC, Rachel Kéké, femme de chambre et leader syndicale ayant mené une lutte victorieuse contre le groupe Accor, Alma Dufour, militante écologiste ayant coordonné une mobilisation contre Amazon, ou encore François Piquemal, militant pour le droit au logement. La Nupes a contribué à changer le sens des élections législatives.

Désormais, l’enjeu sera de maintenir l’unité et le nombre, tout en conservant le centre de gravité du côté de la radicalité, tourné vers la défense d’une perspective antiraciste, féministe, anticapitaliste et écologiste.

Publié à l’origine sur Rosa-Luxemburg-Stiftung Brussels Office.

Nous vous recommandons :