Le nouveau gouvernement réactionnaire de la Suède et comment il a vu le jour

Erik Anderson est membre du du Parti de gauche de Suède et a fait partie de la direction de la campagne électorale à Vantör, dans la banlieue sud de Stockholm.

Wojciech Łobodziński : Quel est le contexte des dernières élections suédoises ? Représentent-elles vraiment un tremblement de terre politique ? Qu’est-ce qui a conduit aux résultats qui ont secoué l’opinion publique européenne ?

Erik Anderson : Le contexte de ce résultat électoral réside dans les résultats des dernières élections de 2018, qui ont conduit à un gouvernement très faible composé du Parti Social-Démocrate et du Parti de l’environnement-Les Verts, s’appuyant sur le soutien du Parti de Gauche, du Parti du Centre et des Libéraux. Les Sociaux-Démocrates se sont pliés en quatre pour apaiser le Parti du Centre et les Libéraux, deux partis de droite de formes différentes. Alors que le Parti du Centre s’est exprimé clairement dans son opposition au racisme et aux Démocrates Suédois, c’est un parti néolibéral dont le leader est un grand fan de Margaret Thatcher et d’Ayn Rand. En ce qui concerne les Libéraux, ces dernières années ils ont été déchirés entre une faction sociale libérale et une autre tendance.

La guerre en Ukraine était-elle en quelque sorte un enjeu dans cette élection ? La question de l’adhésion à l’OTAN a-t-elle été contestée ou discutée ?

Pas vraiment. Le gouvernement social-démocrate a fourni un effort très conscient (et plutôt réussi) d’enterrer le problème bien avant les élections. Bien qu’Erdogan ait continué de protester et d’exiger que les activistes Kurdes soient livré.es, la question est largement considérée comme une fatalité. Il existe également un très large soutien parlementaire en faveur de l’adhésion de la Suède à l’OTAN, seuls le Parti de Gauche et le Parti de l’environnement-Les Verts étant dans l’opposition. Les gens savent que le Parti de Gauche est particulièrement opposé à l’adhésion à l’OTAN et ce n’est pas quelque chose que le parti essaie de cacher ; cependant, cela n’a pas été mis au premier plan. Avec le temps, le Parti de Gauche s’est de plus en plus concentré sur l’opposition aux extraditions de militant.es Kurdes.

Quelle était le principal moteur de la campagne des Démocrates Suédois ?

 

Les Démocrates Suédois centrent leur discours presque entièrement sur l’immigration et l’ordre public.

Au cours des derniers mois de la crise énergétique imminente, les Démocrates Suédois et le reste de la droite ont ajouté le « populisme énergétique » à leur répertoire. Ils ont essayé de dépeindre la gauche et les écologistes comme une menace pour « les personnes ordinaires qui travaillent dur, possèdent une maison et conduisent une voiture ». Cela s’adressait aux travailleur.euses manuel.les de la campagne, où la plupart des citoyen.nes vivent dans des maisons et sont souvent dépendant.es de la voiture.

Ont-ils en quelque sorte normalisé leur image politique ces dernières années, comme Meloni en Italie ou Le Pen en France ? 

Au contraire, les autres partis de droite se sont rapprochés de plus en plus de la ligne politique des Démocrates Suédois au cours des deux dernières années. Le grand changement est arrivé quelques années auparavant lorsque les Démocrates Suédois ont rencontré l’association des employeurs suédois et ont abandonné un certain nombre de leurs positions qui étaient moins à droite, comme leur ancienne opposition à la spéculation privée au sein de l’État-providence.

Sur les problématiques sociales et économiques, ils avaient l’habitude de se positionner quelque part au milieu du spectre politique en employant une forme de populisme social, avec la formule « Pourquoi ne prenons-nous pas soin des nôtres d’abord ? ». Au fil du temps, l’ordre public a progressivement dominé leur discours, en dépeignant le pays comme étant en plein effondrement et au bord de la guerre civile.

Je dirais qu’au moins deux tiers de la campagne électorale de la droite était basée sur cela. C’est l’un de leurs points forts, peu nombreux étant donné que les politiques néolibérales sont complètement discréditées.

Quelle a été la réponse du côté de la gauche ? 

Le Parti de Gauche a eu du mal à mener le jeu, et a également eu une période préélectorale en proie à des conflits internes portant en partie sur la manière de gérer la guerre en Ukraine, mais surtout sur comment aborder les questions environnementales en temps de crise.

Lorsque les prix de l’essence ont commencé à monter en flèche, la direction du parti a soutenu de manière controversée une limitation générale des prix de l’essence et a également proposé une réduction drastique des factures d’électricité. La question du prix de l’essence en particulier a suscité de nombreuses critiques internes, lorsqu’elle a été associée avec ce qui a été dépeint comme un adoucissement des politiques environnementales et une tentative facile d’essayer de gagner les électeurs conservateurs dans les campagnes.

Cela fait partie d’une tendance plus large où les divisions de classe ont été remplacées par des divisions au sein de la classe ouvrière au sens large – entre les « Suédois » et les « immigrés », mais aussi entre la « classe moyenne urbaine » et la « classe ouvrière traditionnelle dans les campagnes ». Il s’agit du même type de guerre culturelle qu’on voit dans de nombreux autres pays.

La direction du parti a soutenu que leurs politiques contre le changement climatique étaient plus radicales que jamais, mais qu’il fallait désormais se concentrer plutôt sur les solutions collectives que sur les solutions individuelles. Ceci a donné lieu à de nombreux conflits qui auraient pu être gérés de manière plus constructive, ouvrant ainsi la voie à des politiques capables d’unir à la fois les centres urbains et les campagnes, et réunir la classe ouvrière au sens large. Au lieu de cela, ces conflits au sein du Parti de Gauche ont contribué à la victoire de la droite.

Les syndicats ont-ils participé à la campagne politique ? 

Malheureusement, ils étaient largement invisibles. Les syndicats de cols bleus (LO) ont été en proie aux divisions et au mécontentement depuis que le gouvernement Social-Démocrate les a contraints à rentrer dans un processus qui a abouti aux plus grands changements en termes du droit du travail suédois depuis les évolutions progressistes des années 70. Le syndicat des métallurgistes et le syndicat des travailleurs municipaux ont signé un accord très controversé avec l’association des employeurs, rompant ainsi la coordination entre les syndicats LO. Le syndicat des métallurgistes l’a principalement fait parce qu’ils ont une direction très  » pragmatique « , et le syndicat des travailleurs municipaux parce qu’ils ont de très mauvaises conditions de travail et ont pensé que les concessions mineures qu’ils ont obtenues en valaient la peine.

L’ensemble de ce processus a opposé différents syndicats, reflétant les multiples réalités dans les différents secteurs ainsi que la combativité des diverses directions syndicales. Il se trouve qu’à la fin de tout ce processus, le président du syndicat des travailleurs municipaux est devenu secrétaire (le plus haut responsable de l’organisation interne) du Parti Social-Démocrate. De fait, cela a paralysé le mouvement syndical en tant qu’acteur unifié au sein du processus politique.

Il sera intéressant de voir si le changement radical de la situation parlementaire aura un impact sur la stratégie du mouvement syndical, qui a subi l’effet négative de sa loyauté envers la direction du Parti Social-Démocrate. En même temps, il existe aussi un risque que ce processus conduise à de nouveaux conflits au sein de LO qui pourraient s’avérer nécessaires pour lutter contre l’assaut à venir de la part des patrons et de la droite, mais qui pourrait aussi, d’une certaine manière, affaiblir la force combinée du mouvement syndical.

Quelles sont les principales divisions de la gauche suédoise, quelles sont les principales différences qui animent ce côté de l’échiquier politique ? 

L’une des grandes discussions a porté sur la thématique de la soi-disant « classe moyenne urbaine » par rapport à la « classe ouvrière traditionnelle en dehors des grandes villes ». A mon avis, cela s’appuie en partie sur des lignes de démarcation peu fructueuses et un certain degré de confusion.

Tout d’abord, il y a une hypothèse erronée selon laquelle les électeur.ices urbain.es de la gauche sont synonymes de « personnes de la classe moyenne ». Je vis dans la banlieue sud de la ville de Stockholm, et ce sont des zones où se mélangent « Suédois.e » et « immigré.es », ouvrier.es et cols blancs, classe moyenne et pauvre. Et ici, les Sociaux-Démocrates ont atteint environ 35% aux municipales, tandis que 24% ont voté pour le Parti de Gauche, avec un soutien encore plus élevé dans certaines zones qui sont loin d’être aisées.

Mais il y a aussi des préjugés au sein de la gauche urbaine à l’encontre des travailleur.euses de la campagne et, dans une certaine mesure, un rejet de la réalité dans laquelle ielles vivent – c’est-à-dire qu’ielles vivent de manière générale dans des maisons et conduisent des voitures.

Si la question est « Devons-nous miser sur les électeur.ices urbains ou sur celleux qui ne sont pas dans les grandes villes ? », la réponse devrait être sans équivoque : « Oui, sur LES DEUX ». Nous devons trouver une approche qui peut unir et mobiliser au lieu de diviser et démobiliser.

Quelle a été la réponse de la société civile au résultat des Démocrates Suédois ? 

Le désarroi, certains diraient même la « douleur », et même l’effroi. On a le sentiment de perdre les dernières illusions d’être à l’abri d’une évolution plus large dans le monde. Nous acceptons progressivement cette nouvelle réalité et nous commençons seulement à planifier la riposte et la manière de la réaliser le plus efficacement possible.

Y aura-t-il un gouvernement minoritaire, ou SD participera-t-il ? 

Le 15 octobre, les résultats des négociations entre les trois partis de droite « traditionnels » et les Démocrates Suédois ont été présentés. Les Démocrates Suédois n’auront pas de ministres mais mettront en place un « bureau de coordination » dans le bâtiment du gouvernement afin de s’assurerqu’ils soient très impliqués dans le travail quotidien. Ils occuperont également un certain nombre de postes de haut niveau dans les commissions parlementaires, y compris la présidence des commissions de la politique étrangère, de la justice, du travail et des affaires.

Sur le plan politique, les Démocrates Suédois ont également fortement marqué l’accord, qui comprend une réduction drastique des quotas de réfugié.es et de l’aide étrangère.

Il est difficile de ne pas avoir l’impression que tout ceci est en quelque sorte une forme de rétribution pour pouvoir dire « nous avons exclus les Démocrates Suédois du gouvernement ». Cela montre qu’il est peu judicieux de se concentrer uniquement sur la question de savoir s’il faut « coopérer », « parler » ou « gouverner avec » les Démocrates Suédois.

L’essentiel réside dans les politiques concrètes, lesquelles sont profondément réactionnaires. Elles représentent un moyen d’estomper les véritables clivages de la société et les politiques anti-ouvrières de la droite.

Quel est l’état de ce que l’on appelle l’État-providence scandinave ? Est-il aujourd’hui en péril avec ces résultats des libéraux et des partis de droite ?

D’une certaine manière, on pourrait dire que la structure de base est intacte, mais que l’édifice est de plus en plus délabré et menace de s’effondrer. Au fil du temps, il est devenu plus difficile d’accéder aux systèmes de sécurité mis en place, et les allocations chômage ont été réduites tandis que le coût de l’affiliation à un fond de chômage (nécessaire pour recevoir les prestations) a explosé. Cette situation s’inscrit dans une évolution plus large où de plus en plus de personnes, en particulier les immigré.es, ne sont pas couvert.es par les systèmes de sécurité sociale et travaillent dans des conditions très différentes de celles des travailleur.euses plus établi.es et de la classe moyenne. Ce qui a rendu plus facile pour la droite le fait de monter les gens les un.e.s contre les autres, en rejetant tous les maux de la société sur celleux qui se trouvent tout en bas de l’échelle.

La crise énergétique imminente suscite actuellement de grandes inquiétudes à l’approche de l’hiver. Avec une inflation de 9 %, le secteur public devrait recevoir une compensation économique pour pouvoir maintenir ses niveaux de service actuels. Il est très peu probable que le gouvernement de droite le fasse et cela pourrait potentiellement conduire à de grosses coupures. Surtout si cette situation se voit combinée avec la flambée des prix de l’énergie conduisant à une récession avec un taux de chômage élevé. Mais cela pourrait aussi stimuler la résistance et ouvrir des lignes de division plus fructueuses au sein de la société.

Quel sera le sort du peuple kurde ? La Suède va-t-elle renoncer à ses valeurs pour entrer dans l’OTAN ?

Il reste à voir dans quelle mesure elle le fera, mais, par exemple, la Suède a récemment accepté d’exporter des armes à la Turquie. En ce qui concerne la menace d’extradition des Kurdes victimes de persécutions, il reste également à voir si le gouvernement suédois sera en mesure de répondre aux souhaits d’Erdogan.

La Suède dispose d’une importante diaspora kurde avec un grand potentiel de mobilisation, et possède également une présence relativement forte de ceux-ci dans les partis politiques (des libéraux à la gauche). Par exemple l’année où la Turquie a envahi les zones kurdes du nord de la Syrie, 10 000 personnes portant des bannières du mouvement PKK ont défilé dans les rues de Stockholm. Erdogan a fait des demandes radicales d’interdire tout symbole lié à des organisations telles que, par exemple, YPG et YPJ. C’est du jamais vu dans un contexte suédois.

Une blague récurrente au sein de la gauche suédoise est qu’ »Erdogan est notre dernier espoir de rester en dehors de l’OTAN ». Le plus grand obstacle ne sera pas la mauvaise volonté du prochain gouvernement suédois, mais le fait qu’Erdogan fasse des demandes que la Suède ne puisse pas satisfaire. Par exemple, l’autre semaine, il s’est plaint du fait qu' »il y ait des terroristes au parlement suédois ». Il n’est pas clair à quels parlementaires il faisait référence, mais bien sûr le gouvernement suédois ne peut pas abroger les mandats des parlementaires élus par le vote populaire.

Que pouvons-nous apprendre de ces élections, quand il s’agit de combattre le populisme de droite ?

D’abord et avant tout, il est clair qu’on ne peut pas le vaincre simplement en « unissant toutes les forces qui sont contre le populisme de droite », car cela inclut les forces qui ont contribué à nourrir ce monstre. Un tel point de départ risque également d’accréditer davantage l’image des populistes de droite, qui représenteraient ainsi la voix du peuple s’élevant contre l’ordre établi.

Partout où il est possible de s’unir sur des questions concrètes telles que les libertés civiles, les droits des LGBTQ, les droits des femmes, …, il serait évidemment insensé de ne pas coopérer, mais nous devons maintenir une distance claire vis-à-vis du néolibéralisme.

Mais même si les Sociaux-Démocrates ont maintenu leur ferme opposition vis-à-vis des Démocrates Suédois, ils ont commencé à adopter certaines de leurs politiques. Combiné à leur rejet de réformes majeures, cela signifie que la campagne électorale a été dominée par les thèmes avec lesquelles les Démocrates Suédois sont à l’aise. De nombreux progressistes ont exprimé leur consternation face à la campagne électorale en général, car elle n’a presque pas abordé les questions relatives à l’État-providence ou aux politiques économiques. Et bien que les Sociaux-Démocrates aient obtenu un résultat convenable (30,3 %) par rapport à la dernière élection, il s’agit en fait de leur deuxième plus mauvais résultat depuis l’introduction du suffrage universel en 1921 (le pire étant celui de 2018).

Ils donnaient l’impression de tenter de traverser la campagne électorale sans aucun incident majeur, en espérant qu’ils pourraient gagner les élections en se présentant comme des politiciens sérieux debout dans la tempête tout en restant très modéré vis-à-vis de toutes les problématiques du pays.

Considérant que la cheffe de file de leur parti, Magdalena Andersson, bénéficie d’un large soutien, cela devrait être considéré comme une occasion manquée. Malheureusement, le Parti de la Gauche et le Parti de l’environnement-Les Verts ont fait encore pire, ce dernier ayant été sauvé en partie par les votes de soutien des électeurs du Parti de la Gauche.

Ce qu’il aurait fallu, c’est une offensive plus large du mouvement ouvrier, des syndicats au Parti Social-Démocrate et au Parti de Gauche, en liaison avec les mouvements écologistes et d’autres mouvements sociaux. Cela aurait pu jeter les bases d’un ensemble de politiques et d’une campagne électorale qui auraient pu unir le peuple au lieu de faire de nous une proie facile pour ceux qui souhaient nous monter les un.e.s contre les autres. Espérons que ce sera l’une des leçons que nous tirerons, en tant que mouvement, de cette défaite historique.

Initialement publié sur le site web de Cross-border Talks.