La Terre est la maison commune de tous ses habitants

1. La maison commune absente

La première grande entreprise d’envergure « mondiale » ayant visé l’occupation et la prédation de la Terre et de ses habitants fut menée au début du 16e siècle par plusieurs États européens (Espagne, Portugal, Pays-Bas, Angleterre et France). Au sortir de la Première Guerre mondiale, de nouveaux acteurs – ni moins conquérants ni moins prédateurs que les précédents (notamment les États-Unis, l’Union soviétique, le Japon et l’Allemagne) – prirent le relais, élargissant et intensifiant l’occupation et l’exploitation de la planète et du monde.

Aujourd’hui, « grâce » également à la Chine, à l’Inde, à la Corée, à la Turquie, à l’Arabie saoudite et à d’autres acteurs « secondaires » (Afrique du Sud, Brésil, Canada, Indonésie, Égypte, etc.), il est possible d’affirmer que le travail de conquête et de prédation est vraiment « mondial », planétaire. Même l’espace, celui qui relie la Terre au reste du système solaire et au-delà, n’échappe pas à cette ambition, comme l’ont bien anticipé Asimov, Matrix ou Stars Wars (j’espère me tromper). La nouvelle vague d’accaparement des terres (et de l’eau) – certainement la forme d’occupation et de prédation actuellement la plus frappante – n’est plus basée uniquement sur des processus de conquête violente par la force des armes : davantage profonde et pernicieuse, elle se fonde entièrement sur des moyens légaux à forte valeur puisque ceux-ci sont, aux dires des dominants, « légitimés » par la science ! Ce à quoi je fais allusion ici, c’est le brevetage du vivant.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une décision unilatérale de 1980 prise par la Cour suprême des États-Unis a légalisé l’appropriation intellectuelle du vivant au profit d’acteurs privés mus par le profit. En dépit de l’opposition forte de nombreux citoyens, l’Union européenne a emboîté le pas en 1998 avec l’approbation d’une directive légalisant la brevetabilité du vivant par le secteur privé. Dans les années qui ont suivi, le monde des affaires et de la finance est rapidement parvenu à obtenir la reconnaissance de quelques dizaines de milliers de brevets sur des cellules, des molécules, des bactéries, des gènes (y compris humains), des espèces végétales, des animaux et des micro-organismes. Les holdings financières des grandes multinationales industrielles et commerciales appartenant aux secteurs notamment de l’agriculture, des semenciers, de la chimie, de la pharmacie, de l’énergie et des mines, se sont ainsi rendues propriétaires du vivant sur Terre et en sont devenues les maîtres effectifs.

2. La « maison commune » qui est possible

Le contraste entre les deux « maisons » n’est paradoxal qu’en apparence. La « maison commune absente » possède une réalité forte du fait des capacités prédatrices des groupes sociaux dominants : ces capacités, à dire vrai énormes, se trouvent renforcées par une légitimité politique octroyée par des représentants élus et par une légitimité juridique acquise grâce aux règles fixées par les dominants eux-mêmes. D’un autre côté, les moyens de bâtir « la maison commune qui est possible » se sont considérablement accrus grâce à l’émergence et au renforcement de trois nouvelles consciences collectives ces dernières années :

 1. Par-delà les différences fondamentales et multiformes qui existent entre les êtres humains eux-mêmes d’une part, entre les humains et les autres occupants de la Terre d’autre part (espèces animales, végétales et microbiennes), les êtres humains désormais pensent, perçoivent et ont appris – grâce aussi aux progrès de la biologie cellulaire et moléculaire et à ceux accomplis dans d’autres domaines de la connaissance – qu’ils font partie intégrante de la grande évolution ayant uni au fil des millénaires tous les habitants de la Terre en une communauté mondiale de vie sur notre planète.

 2. Les humains prennent également conscience qu’il faut protéger et guérir la vie sur Terre, non pas pour garantir et renforcer la sécurité de l’existence de la seule espèce humaine, mais pour garantir et renforcer la sécurité de l’existence de l’ensemble de la communauté des êtres vivants sur la planète.

Un exemple : Il est juste et bon d’affirmer le droit pour les êtres humains (comme pour les autres espèces vivantes) d’avoir accès à la quantité de bonne eau nécessaire et suffisante pour vivre. Mais il est également bon et juste, pour la grande majorité des êtres humains aujourd’hui, d’affirmer que l’eau, en tant que telle, a droit à une existence écologiquement viable qui permette tant aux corps aquatiques qu’aux hydrosystèmes de se régénérer. La pollution et la contamination de l’eau représentent des actes de violence à l’encontre de la vie. Il existe le droit de l’homme à l’eau potable, mais il y a aussi le droit de l’eau à la vie. C’est ce principe qui, en 2017, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, a fourni une base légale à la reconnaissance de cinq fleuves comme personnes morales détenant droits et devoirs.

Cela s’inscrit dans le contexte des tendances fortes en faveur des « droits de la nature », des « droits des animaux », des « droits des plantes », du droit des gènes à l’intégrité, etc., qu’on a vues émerger au cours des deux dernières décennies.

3. De toutes les espèces vivantes qui habitent la Terre, les êtres humains sont les seuls qui se soient montrés capables de détruire la vie sur la planète que nous connaissons. Par conséquent, ils sont également les seuls capables de guérir, de protéger et de sauvegarder la vie sur Terre et de la Terre, – et de la perpétuer.

Dès lors, la responsabilité planétaire de la vie repose entre les mains de l’humanité, c’est-à-dire de la conscience des êtres humains en tant qu’habitants de la Terre, et ce au nom de tous les autres habitants terrestres.

3. Comment construire la maison commune ?

Tout d’abord en déconstruisant la pertinence et la légalité supposées des facteurs structurels (conceptions, visions, choix, politiques, mécanismes, institutions, etc.) qui empêchent l’humanité de s’employer à la construction de la maison commune.

Parmi ces facteurs, on peut distinguer particulièrement les thèses élaborées et imposées par les groupes dominants concernant le caractère supposé naturel (et donc inévitable) des processus de destruction de la vie, à savoir notamment :

la guerre, la domination, l’exclusion, le rejet de l’autre, l’appauvrissement, les inégalités.

Les dominants ont convaincu les peuples que la guerre, l’appauvrissement et la pauvreté sont des phénomènes et processus « naturels » inhérents à la nature humaine et qu’il est à jamais impossible de les éliminer de l’histoire humaine. Une écrasante majorité des gens ont ainsi été convaincus que la paix n’est rien d’autre qu’une absence de guerre temporaire et locale, et qu’une paix durable et universelle est une idée illusoire, une « utopie » disent-ils, autrement dit quelque chose d’« irréalisable ».

Il en va de même pour la « pauvreté » : la pauvreté aurait toujours « existé », il y a et il y aura toujours de la pauvreté. La seule tentative réaliste possible serait de tenter d’atténuer le drame de l’état de pauvreté, d’en limiter la diffusion et de faire baisser le nombre de pauvres. Mais il est inutile, disent-ils, d’essayer d’en éradiquer les causes, parce que celles-ci résident dans la nature humaine.

Cela fait longtemps que je me suis employé à montrer ailleurs (voir les livres Pour une nouvelle narration du monde ou encore Au nom de l’humanité) le caractère erroné et mystificateur de ces thèses et des pratiques sociales collectives qui leur correspondent, – tandis que j’ai souligné à l’inverse le caractère de construction sociale sous-jacent aux phénomènes et processus de guerre ou d’appauvrissement qu’on trouve à l’œuvre dans les sociétés injustes, tant et si bien d’ailleurs que la guerre est devenue avant tout aujourd’hui un vaste business planétaire. Quant à l’appauvrissement du plus grand nombre – au regard de l’enrichissement d’un petit nombre –, il est perçu comme le sacrifice inévitable des plus faibles, des moins « adaptables » et des moins rentables sur l’autel de la croissance économique et de la richesse financière.

Il faut en urgence combattre ces mensonges, fermement et dans tous les domaines, en faisant participer à ce combat particulièrement des artistes, des jeunes, des femmes, des paysans, des ouvriers et le monde de l’éducation (les enseignants). Le monde des médias, des religions et des entreprises a grandement contribué au développement de ces thèses et à leur diffusion. Mais aujourd’hui, une minorité tente de s’en départir. La Terre n’est pas une vaste mine de ressources naturelles (humaines ou énergétiques, par exemple) ni non plus une mine de ressources artificielles tangibles ou intangibles (cf. les médicaments, les robots, les drones et l’intelligence artificielle), qui attendraient d’être exploitées par les propriétaires du capital disponible investi pour que ceux-ci puissent en extraire pour eux-mêmes la plus grande valeur monétaire possible. Pourtant, pour la classe des dominants tout entière, l’évocation de la Terre et de ses « ressources » en tant que « maison commune » ne fait absolument pas sens. D’après eux, la Terre est à envisager comme une source de richesse ainsi qu’un terrain de compétition et de rivalité entre tous les habitants (humains) pour l’accès à ces ressources, leur accumulation et l’appropriation des moyens de leur extraction. Face à cette donne, il nous faut délégitimer cette culture enracinée, inspirée des classes dirigeantes américaines depuis la fin du 18e siècle, qui a octroyé la suprématie aux principes de la liberté de conquête et de la propriété privée au détriment de celui de justice sociale, lui-même déconsidéré comme étant de faible valeur. Il faut démystifier l’idée trompeuse d’un modèle universel appelé Amérique, Amérique libératrice, Amérique porteuse d’un monde meilleur à venir, cette mystification propre à tous les dirigeants américains excepté à ceux qui sont Noirs.

Deuxièmement, en jetant des fondations et en leur adjoignant des piliers porteurs. Pour la partie des fondations, trois principes sont à réinventer (réenchanter le monde) :

– le principe de l’égalité entre tous les êtres humains au regard des droits de l’homme universels, un principe qui a été nié au cours des trois dernières décennies par ceux qui dominent, lesquels affirment au contraire que les droits doivent être mérités, que les seuls droits existants sont ceux de l’accès à des biens « économiques » et services dont les coûts sont à payer individuellement par les « consommateurs » et les utilisateurs ;

– le principe de fraternité entre tous les êtres humains, élargi en respect et en empathie envers les autres habitants de la communauté mondiale de la vie. Chaque être humain participe de l’histoire humaine et de l’histoire de la Terre en tant qu’habitant. Le seul fait d’habiter la Terre transforme l’expérience de l’autre et du vivre-ensemble en une expression de la condition humaine, faisant de cette expérience de l’autre et du vivre-ensemble le fondement des collectivités humaines.

On apprend, quand bien même avec difficulté, à voir dans l’autre une personne vivante (une réalité elle-même qui s’élargit au fil des siècles), avec laquelle il faut apprendre à vivre ensemble.

C’est dans ce contexte que nous forgeons notre identité individuelle et surtout collective ; l’habitant apprend à devenir fraternel et à bâtir la maison commune localement d’abord, puis, progressivement, à notre époque, à l’échelon d’une maison planétaire commune. La notion d’habitant correspond à une réalité ample qui se manifeste à tous les niveaux de l’organisation humaine, du local/village à la Terre/planète. Historiquement, la notion de citoyen a fourni un cadre identitaire à l’habitant dans le cadre de la ville/polis, puis en a précisé les caractéristiques, les droits et les devoirs. Mais ce cadre est devenu enfermement au moment des États-nations, lesquels ont considéré le citoyen non national comme apatride et l’ont traité comme un être de seconde classe. Le « cosmopolite » ne possède de reconnaissance juridique ni au niveau de la cité ni à l’échelle de la Terre. Aujourd’hui encore, le concept de citoyen enferme l’habitant à l’intérieur de la « maison locale » (village ou ville, région) ou encore de la maison nationale, avec tous les dérapages que nous connaissons.

– le principe de la responsabilité mondiale des êtres humains à l’égard de la vie, au nom des autres habitants de la Terre. Aujourd’hui, la condition humaine s’est mondialisée, accélérant la reconnaissance de la Terre en tant que lieu d’une vie planétaire, ce qui a ouvert la voie à une revalorisation du concept d’habitant planétaire et permet la prise de conscience d’une responsabilité de l’humanité à la fois envers la vie de tous les êtres humains et envers celle des autres habitants de la Terre.

La notion même d’habitant de la Terre peut donner naissance à un vaste processus positif pour la construction de l’idée d’un citoyen résident de la maison commune mondiale. Non plus un citoyen extracteur et consommateur des ressources de la planète en rivalité avec d’autres citoyens sur les marchés mondiaux afin de s’assurer survie et pouvoir. Mais un citoyen respectueux de la sécurité de toutes les expressions de la vie dans la cité-Terre mondiale.

À partir de ces fondations, nous proposons de privilégier la construction des piliers porteurs suivants :

a) définir droits et responsabilités en partant d’une nouvelle vision et de nouvelles pratiques

En 2018, tandis que nous célébrons le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), il est indispensable de repenser la vision des droits en envisageant des droits collectifs, communautaires, partagés et participatifs pour tous les habitants de la Terre. La DUDH se focalise essentiellement sur les droits individuels, consacre un droit de propriété privée sur les ressources de la Terre, relève d’une culture d’inspiration occidentale, est soumise à une oligarchie « nationale » qui exclut les non-nationaux et compartimente les citoyens, ne définit pas clairement les devoirs, oublie de préciser le rôle de la participation des citoyens dans la protection, le contrôle et la défense des droits ; enfin, elle est profondément anthropocentrique.

Un effort considérable, à la fois constructif, participatif et coopératif, sera à accomplir dans les années et les décennies à venir. L’audace est impérative.

b) en relation étroite avec ce qui précède, sécuriser, protéger et entretenir les biens communs publics mondiaux

Le premier pilier est structurellement condamné à être fragile et donc chancelant si tout un ensemble de biens communs publics mondiaux ne reçoit pas un soutien et une protection efficaces, — en particulier et pour commencer (pour lancer le processus de construction de la maison commune), les biens publics de l’eau, des semences et du savoir. Le choix de ces trois biens communs mondiaux est dicté par le fait qu’ils sont, avec le soleil et l’air, des biens essentiels, irremplaçables, pour la vie de la Terre et de ses habitants. Dès lors, le pilier des biens communs entraîne que le principe de la propriété privée sur le vivant et sur l’intelligence artificielle, de même que le principe de la monétisation de la nature, sont incompatibles avec la construction de la maison commune, – et il devient également impossible de maintenir le principe d’une souveraineté nationale absolue et belliqueuse sur les ressources de la Terre.

Or, le multilatéralisme international et intergouvernemental ne permettra pas les progrès attendus pour la construction de l’humanité ni de la maison commune, car il n’arrêtera pas les guerres sécuritaires « nationales » pour les ressources et leur accumulation, ni la concurrence féroce entre tous pour les ressources de la Terre.

Dans ce domaine également, l’audace est impérative.