Le gouvernement le plus à gauche d’Europe battu par une coalition de droite

Le contexte
Il est important de connaître le contexte de la formation de l’actuel gouvernement rouge-vert pour comprendre ce qu’il s’est passé lors des élections de cette année. Nous devons retourner aux années 2000-2001, lorsque le Parti travailliste dirigeait un gouvernement minoritaire avec, déjà, le Premier ministre Jens Stotenberg à sa tête. Ce gouvernement mena un vaste programme de privatisation et de dérégulation – ainsi que d’autres mesures inspirées par la troisième voie blairiste, ce qui le rendit extrêmement impopulaire chez son électorat traditionnel. Le résultat fut consacré par les catastrophiques élections de 2001 : le Parti travailliste n’obtint que 24% des suffrages, son plus faible score depuis 1924, toutes élections parlementaires confondues, et permit la formation d’un gouvernement de centre-droit.
Cette situation donna l’occasion d’intervenir à une partie importante du mouvement syndical et à d’autres forces progressistes. Une large coalition de forces sociales se forma et les syndicats, sous la pression de bon nombre de leurs branches locales, prirent un rôle politique plus actif et plus progressiste. Pour faire court, ces forces poussèrent le Parti travailliste vers la gauche et, pour la première fois de son histoire, vers une coalition avec le Parti socialiste de gauche et le Parti centriste. Toujours sous la pression de ces mêmes forces, les trois partis firent campagne sur une plateforme anti-privatisation en 2005, remportèrent les élections et formèrent un gouvernement basé sur la plateforme politique la plus progressiste d’Europe (certes, la compétition n’est pas bien difficile…). Nous pouvons identifier quatre éléments principaux ayant contribué à ce succès :
1. Focalisation sur les analyses alternatives – une critique systémique des développements actuels
2. La construction de nouvelles alliances, larges et peu conventionnelles
3. Le développement d’alternatives concrètes à la privatisation et à la marchandisation
4. La progression des syndicats vers des acteurs politiques plus autonomes
La Confédération norvégiennes des syndicats (LO) a, entre autres et pour la première fois de son histoire, appelé le peuple à voter pour « l’un des partis rouge-vert », et pas seulement pour le Parti travailliste – consigne de vote qui avait prévalu jusqu’ici. Ces développements ont permis de polariser la campagne électorale entre la gauche et la droite : cela a apporté au peuple des alternatives plus claires et a aidé à la mobilisation pour le changement progressiste.
Le gouvernement rouge-vert de 2005 débuta son mandat en menant un nombre important de politiques progressistes. Pourtant, à mesure que le temps passa et que la pression du mouvement déclina, le gouvernement commença à dévier vers des positions politiques plus traditionnelles – contrairement au changement qui avait été promis. Même si de larges pans du mouvement syndical s’étaient émancipés politiquement du Parti travailliste, une partie lui était restée trop loyale pour s’opposer et maintenir la pression lorsque le montant de l’aide sociale fut réduit ou réorienté selon les impératifs du marché par leur « propre » gouvernement. En d’autres termes, le mouvement syndical échoua à promouvoir le changement en tenant tête au Parti travailliste. Cette incapacité à tenir tête au Parti travailliste a très probablement contribué à la défaite de la coalition rouge-verte et, ainsi, a rendu le mouvement syndical partiellement responsable de cela.
Les racines du mécontentement
Alors pourquoi de plus en plus d’électeurs rouges-verts ont ressenti du mécontentement à l’égard de leur « propre » gouvernement ? Ce n’était pas principalement lié aux salaires, aux revenus ou aux conditions matérielles d’existence du citoyen moyen (à l’exception de l’augmentation exponentielle des prix des logements, ce qui rendit l’accès au marché immobilier extrêmement difficile pour les jeunes). C’était surtout les changements du marché du travail. Ceux qui travaillent dur n’ont pas eu l’impression d’être représenté par qui que ce soit au sein de l’alliance rouge-verte. Bien au contraire, alors que le gouvernement a introduit des mesures contre le dumping sous la pression des syndicats.
Les restructurations du service public inspirées des théories du « new management » a crée beaucoup de frustration et de mécontentement – tout particulièrement une réforme des hôpitaux extrêmement impopulaire. Une culture de la méfiance – notamment à la suite de la mise en place de ce nouveau modèle de management qui a eu pour conséquence une augmentation du contrôle d’en haut, une centralisation du pouvoir alors que les responsabilités se décentralisaient, moins d’influence et moins de contrôle sur son propre travail, ainsi qu’une demande accrue de loyauté au management.
De plus en plus de concurrence dans des pans entiers du secteur public comme privé, la fragmentation des entreprises, les externalisations et la croissance des éléments d’investisseurs financiers plus agressifs ont contribué à l’augmentation de l’intensité du travail à un niveau presque insupportable pour de nombreux travailleurs. Cette tendance est particulièrement forte là où les syndicats sont faibles, ou là où les employeurs ont été capables n’ont pas seulement d’affaiblir les syndicats mais de s’en débarrasser – par le biais de sous-traitances à l’étranger, de mise en concurrence et de l’usage accru des travailleurs temporaires. Cette augmentation de la brutalité du travail suscite un sentiment d’impuissance, de résignation et d’être considéré comme bon à rien. Les politiciens au pouvoir feront bien entendu les frais des agressions et du mécontentement qui en découle – et avec raison.
Finalement, la politique de l’emploi destinée à ceux dans la position la plus vulnérable dans le marché du travail n’est pas ressentie comme une aide et un soutien provenant d’un Etat-providence généreux, mais comme une sanction punitive et disciplinaire. Une partie importante de l’idéologie de l’aide à l’emploi rétablit un certain moralisme bourgeois de la fin du XIXème siècle où les problèmes sociaux, le chômage et l’exclusion du marché du travail sont à nouveau perçus comme un problème individuel et non social – où l’éthique de travail individuelle est le problème principal.
Le gouvernement rouge-vert est devenu de plus en plus vague sur ses politiques de privatisation, et a en fait promu la commercialisation complète des écoles maternelles. La réforme globale du système des retraites l’a affaibli et individualisé dans la mesure où cela en a exclu certains groupes à bas salaires et aussi réduit les futurs montants de retraite pour les jeunes. Aussi bien pour la pêche que pour l’agriculture, le gouvernement a mené des politiques qui ont contribué à l’introduction de la propriété capitaliste dans ces industries alors qu’elles avaient été fortement régulées dans le passé et collectivement organisées par le biais d’associations de producteurs.
A la différence de la plupart des campagnes électorales précédentes, le gouvernement rouge-vert n’a, cette fois-ci, même pas proposé une seule nouvelle réforme progressiste susceptible de mobiliser le soutien et l’enthousiasme nécessaire à une nouvelle victoire. « L’alternative politique de droite, c’est pire » est devenu le slogan extrêmement défensif de nombreuses voix du mouvement syndical. Restent à ajouter l’engagement du gouvernement rouge-vert dans des guerres impérialistes (Afghanistan, Lybie) et le renforcement de sa coopération avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale alors qu’il s’était engager en 2005 à la réduire. Ces éléments donnent à voir un schéma plutôt clair de son glissement progressif vers des positionnements dominants et emprunts de néolibéralisme mou. C’est la raison pour laquelle il a perdu les élections, et il est difficile d’expliquer cette défaite autrement qu’en disant que le gouvernement rouge-vert est tombé dans son propre piège.
Caractéristiques du Parti du progrès
De nombreux commentateurs en-dehors de la Norvège ont exprimé leur surprise en constatant que l’ancien parti politique du terroriste Anders Behring Breivik (ABB), le Parti du progrès, allait intégrer le nouveau gouvernement – seulement deux ans après la tuerie de 69 jeunes sociaux-démocrates. ABB était membre de l’organisation de jeunesse du Parti du progrès il y a de nombreuses années mais, en Norvège, ce parti n’a pas été jugé responsable pour ses idées ou ses actions terroristes. Les idées extrémistes et l’idéologie qu’il exprima dans son manifeste, ainsi que dans ses actes horribles, étaient développés en relation avec d’autres réseaux et individus après qu’il ait quitté le Parti du progrès qu’il considérait comme trop libéral.
Le Parti du progrès norvégien est un parti de droite populiste typique mais si on le compare à des partis du même genre, il semble plus modéré – bien que cette analyse soit contestée. Economiquement, il est néolibéral et antisyndical. Il est arrivé au parti d’exclure des membres qui avaient publiquement exprimé des points de vue racistes mais il a toujours plus ou moins laissé le champ libre à la frange xénophobe de son électorat pendant les campagnes électorales et toléré des membres extrêmement anti-immigrants. Il partage de nombreuses caractéristiques avec le Parti du peuple danois et met en avant de nombreuses politiques défendues par les Démocrates suédois, même si le Parti du progrès ne considère pas ces formations politiques comme des partis frères.
Quoi qu’il en soit, si le Parti du progrès réussit maintenant à devenir une composante de nouveau gouvernement norvégien de droite, cela représentera une percée politique pour ce genre de partis populistes de droite. Ce qui sera très probablement utilisé comme un atout de marketing par des partis similaires dans d’autres pays.
Une élection de protestation
Rien ne semble suggérer qu’il existe une demande croissante pour plus de politiques de droite en Norvège. Le résultat électoral est plutôt une expression de protestation, de mécontentement et de protestation contre le gouvernement actuel. Les changements politiques sont cependant rarement rationnels et logiques. Le parti populiste de droite (le Parti du progrès) s’est toujours montré très habile lorsqu’il s’agissait d’exploiter un mécontentement comme celui-ci. Le Parti conservateur a aussi manœuvré pour tirer profit du mécontentement avec l’alliance rouge-verte. Il a réduit sa propre rhétorique politique et a plutôt essayé de se poser en alternative sécurisante et compatissante à l’alliance rouge-verte – préoccupé par les problèmes quotidiens des gens.
La réalité sera bien évidemment différente. Le nouveau gouvernement de droite ne fera qu’empirer les déceptions populaires vis-à-vis des choix politiques des rouges-verts. Il y aura davantage des privatisations et de commercialisation des services publiques, plus d’attaques sur les accords collectifs et le droit du travail ainsi que des coupes sur les budgets publiques pour financer leurs allégements fiscaux. La propriété publique sera réduite et les capitaux étrangers augmenteront probablement leur emprise sur d’importants secteurs de l’économie. De plus, on peut aussi s’attendre à davantage d’agressivité et d’assurance de la part des employeurs et du patronat.
Compte-tenu du contexte socio-politique exceptionnellement favorable en Norvège, avec l’abondance de ses revenus pétroliers et sa majorité parlementaire sécurisée, il est facile de croire que cette défaite électorale aurait pu être évitée par le gouvernement rouge-vert – pas nécessairement en distribuant davantage l’argent du pétrole à toutes les causes qui en valaient la peine, mais en démocratisant le secteur public plutôt que de le brader, en taxant davantage les riches plutôt que contrôler étroitement les budgets publics, en mettant en place une véritable politique du logement social, etc. Mais cela ne semble pas être la politique privilégiée par le Parti travailliste dominant et le Parti socialiste de gauche n’a pas été capable de changer son cap politique.
A cet égard, le développement en Norvège suit le schéma que nous avons observé en Europe, pays après pays, lorsque des partis à la gauche des sociaux-démocrates les rejoignent pour former un gouvernement. Toutes ces expériences, sans exception, ont été au mieux négatives sinon désastreuses – en France, en Italie, en Norvège et cela se produit en ce moment encore plus rapidement au Danemark.
Rejoindre un gouvernement social-démocrate en tant que partenaire de coalition minoritaire dans un contexte où les partis sociaux-démocrates se sont largement dirigés vers la droite, les marchés sont dérégulés et le néolibéralisme est devenu constitutionnellement le modèle économique de l’Europe (ou du moins de l’UE, la Norvège se tenant formellement à l’écart tout en appartenant cependant au marché unique) ne peut être qu’une impasse. Cela nous surprend qu’aucun parti de gauche en Europe ne semble en avoir tirer des leçons. C’est comme si Die Linke en Allemagne, le Socialistische Partij aux Pays-Bas et le Vänsterpartiet en Suède ne songeait qu’à être invité à rejoindre un gouvernement social-démocrate dans leurs pays.
En Norvège, nous devons recommencer le travail que nous avions entrepris avant 2005, créer de larges alliances sociales, développer un programme minimum de critique du système, nous battre pour un mouvement syndical plus indépendant politiquement et plus progressiste capable de prendre une responsabilité sociale et politique plus large et de faire une pression croissante sur les partis politiques du mouvement du travail. Nous avons besoin de mobilisation sociale réelle pour des changements réels.