Le Parlement européen s’adonne à l’effacement de mémoire

Sur la révision de l’Histoire commise par la résolution du Parlement européen, ses motivations de politique étrangère et le silence de la gauche. Un commentaire de Luciana Castellina.

J’avoue que vendredi soir, pendant qu’on attendait la venue de Tsípras à l’événement organisé par le parti Article 1er (Articolo Uno, scission du Parti démocrate), quand un camarade m’a montré sur Internet un extrait de la résolution sur la mémoire votée par le Parlement européen, j’ai répliqué : « Tu ne vois pas que ce sont des nouvelles mensongères ? » Puis je me suis demandé : « Mais qui peut diffuser une nouvelle pareille ? »

Le texte semblait en fait tellement scandaleux que je pensais qu’il provenait peut-être de CasaPound.

Ce n’est que le lendemain que j’ai compris : non, quelque chose était possible que jamais je n’aurais cru voir un jour, à savoir que seulement soixante-six députés s’opposent à une résolution aussi incroyablement honteuse. Honteuse, non seulement parce qu’elle opère un tournant historique indécent, mais aussi parce que, en raison de ses raccourcis scandaleux et erronés, elle remet en question le prestige de l’institution parlementaire qui l’a promulguée, – institution qui, il y a quelques années, avait d’ailleurs présenté incidemment Altiero Spinelli en tant qu’indépendant alors qu’il avait était élu au Parlement européen sur une liste du Parti communiste italien [1].

On notera la « contribution historique » décisive, et significative, du président Sassoli : « Mais il y avait des chars à Prague ! » Sans parler de la réputation entachée d’un nombre important de députés européens qui se trouvent être d’anciens militants communistes et socialistes porteurs de cette mémoire.

(Hélas, parmi eux, on compte même Giuliano Pisapia, qui a ainsi porté atteinte à sa réputation, lui qui a longtemps été député d’un parti appelé Refondation communiste.)

Mais à ma grande surprise, ça ne s’est pas arrêté là. Invité à faire une déclaration à ce sujet, le philosophe français Étienne Balibar a répondu depuis New York, où il enseigne depuis un certain temps : « Je ne sais rien de cette histoire. La presse n’en parle pas ici, pas même la presse française que je continue de lire. »

Je vérifie la situation à Paris en appelant notre ancien correspondant en chef pour la France, Alexandre Bilous. Il est stupéfait, – il n’a jamais entendu parler de cette résolution. Il me rappelle peu après : aucun journal, je veux dire vraiment aucun, pas même L’Humanité [2], n’a mentionné le vote européen. Mediapart, un excellent site en ligne, en a parlé via un message de blog rédigé par Charles Heinberg, maître de conférences en Histoire de la Suisse à Genève. Dieu merci ! Ensuite, je réfléchis au fait que les dernières élections européennes n’ont abouti côté français à l’élection d’aucun député PCF, – ni même d’aucun député PS.

(Et pourtant, même s’ils ne sont pas au Parlement, les gens n’ont-ils pas remarqué combien cette résolution concernant notre mémoire commune est grave, ainsi rédigée par les pires groupes de droite européens ? Et comment Raphaël Glucksmann, fils du si célèbre « nouveau philosophe » et par ailleurs à la tête d’un regroupement vaguement défini comme d’origine socialiste, justifie-t-il son vote de la résolution ?)

Silence aussi dans la presse allemande, normalement pourtant attentive aux questions de Mémoire et d’Histoire, – tant la presse de droite que de gauche.

Je suis moins surprise par le vote des Verts en faveur de la résolution, leur anticommunisme traditionnel ayant toujours occasionné bien des ambiguïtés politiques.

En Italie, mis à part bien sûr Il Manifesto (Heureusement, la résolution n’a aucun poids juridique, sinon le journal pourrait être interdit car c’est un quotidien communiste !), seule La Repubblica a commenté l’affaire. Pour le reste, presque rien, – sauf, bien sûr, les cris de joie de la droite.

Je n’entrerai pas dans une analyse historique du texte. Des historiens ont écrit à ce propos en étant plus qualifiés, tandis que d’autres encore écriront certainement à l’avenir sur ce sujet.

Je veux seulement dire ici que notre réaction, celle de toutes celles et tous ceux parmi nous qui ont été abasourdis et outrés, ne peut pas, ne doit pas en rester au stade de la colère. Il ne nous faut pas nous étonner que cela puisse arriver, – mais pointer du doigt ceux qui ont rendu cela possible et leur répondre énergiquement, immédiatement et partout. Car sinon, nous en arriverons à nous étonner de ce que, pour beaucoup de gens, ce qui est arrivé n’a aucune importance, – vraiment aucune.

Nous courons le risque de nous retrouver muets face à cette découverte. Et ensuite ? Tout d’abord, il est bien que les députés Massimiliano Smeriglio et Pierfrancesco Majorino aient refusé d’appliquer la discipline du Parti démocrate (PD) et d’approuver la résolution, mais cela ne suffit pas.

Ensemble avec l’Association nationale des Partisans italiens (ANPI), avec Luca Pastorino et Francesco Laforgia de Liberi e Uguali (LeU, « Libres et Égaux ») et Nicola Fratoianni de Sinistra Italiana (SI, « Gauche italienne »), lesquels ont aussitôt réagi en Italie et qui, en tant qu’élus à la Chambre des députés, peuvent lancer des initiatives ici, et surtout avec tous ceux qui sont indignés, il faut faire quelque chose, il faut ouvrir un débat. Particulièrement au Parti démocrate (PD). La mémoire ne doit pas relever uniquement des historiens spécialisés : elle est un élément essentiel de notre présent.

De plus, le déclenchement de cette opération résolument négationniste est lui-même sordide car la résolution est en réalité pauvrement motivée par la volonté de renforcer les sanctions économiques à l’encontre de la Russie, en désignant cette dernière comme le partenaire européen le plus irresponsable « depuis la chute du Mur » : au lieu de saisir l’occasion (comme Gorbatchev l’avait exhorté en vain) de s’engager enfin sur la voie de l’autonomie européenne vis-à-vis des deux blocs militaires et d’essayer d’associer la grande Russie à un projet commun (« la maison commune européenne »), le choix a porté plutôt sur un élargissement de l’OTAN vers l’est, suffisamment loin pour placer des missiles sous le nez de Moscou. Si Poutine, qu’aucun démocrate ne saurait aimer, a pu renforcer le pouvoir dans son pays (et est devenu bien plus populaire que ce que les médias occidentaux daignent nous faire croire), c’est parce qu’il a joué sur le chauvinisme provoqué par cet encerclement.

Comment pensez-vous que Moscou va réagir, maintenant que l’Union européenne a décrété que 22 millions de Russes, hommes et femmes, qui ont perdu la vie en apportant une contribution décisive à la défaite du nazisme, sont en réalité plutôt nos ennemis ?

Publié à l’origine dans Il Manifesto, le 24 septembre 2019 (version complète)

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Notes :

[1] Altiero Spinelli (1907–1986), figure italienne majeure du fédéralisme européen, parfois cité parmi les Pères fondateurs de l’UE. Il avait été condamné en 1927 sous le régime de Mussolini à 16 ans de prison alors qu’il était un jeune militant communiste et antifasciste. En prison, Spinelli rédigea le Manifeste de Ventotene ensemble avec d’autres prisonniers antifascistes, dans lequel les auteurs appellent à la construction d’une Europe démocratique et socialiste.

[2] Le 26 septembre, L’Humanité a publié un éditorial à ce sujet sous la plume de son directeur Patrick Le Hyaric : « Révisionnisme historique. Le déshonneur du Parlement européen »

Suggestion de lecture : Le respect de la mémoire historique en Europe