Analyse détaillée des élections fédérales allemandes 2021

L’élection du vingtième Parlement allemand, le Bundestag, met fin à une période de seize années pendant lesquelles Angela Merkel a été chancelière de l’Allemagne. En même temps que sa chancellerie, c’est un bouleversement du système des partis qui temporairement s’achève : à la suite des sociaux-démocrates (SPD), le parti des chrétiens-démocrates et son frère bavarois l’Union chrétienne sociale (CDU/CSU), qui forment ensemble le dernier « parti populaire » à l’ancienne encore en lice, ne sont plus capables de franchir aisément la barre des 30 % et de jouer de ce fait un rôle maître au gouvernement. Le système des partis allemands s’est pluralisé.

Autre leçon du scrutin, comme anticipé depuis les dernières élections dans les Länder, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, Alternative für Deutschland, à l’extrême droite) se consolide. À l’heure actuelle, le système partisan se présente sous l’aspect d’un camp de partis démocratiques d’un côté, opposé à une force politique de l’autre qui ne cesse de rejeter les règles constitutionnelles instaurées pour le règlement des conflits politiques. Combien de temps va tenir ce « pare-feu » contre les antidémocrates — La réponse est entre les mains de la CDU.

Troisièmement, avec l’ère Merkel s’achève une décennie de timide « retour de l’État ». Au fil de crises diverses depuis 2008, l’État allemand a agi dans le cadre de son autorité en sauveteur et protecteur face aux catastrophes naturelles et des marchés (toutes d’origine humaine). Depuis la crise de Covid-19, les institutions publiques, bref l’État lui-même, ont clairement démontré qu’elles avaient besoin d’être modernisées. La composition et le programme du prochain gouvernement devront définir comment passer à un « capitalisme vert » : en plaçant une confiance aveugle dans les forces « sans entraves » du marché, ou bien plutôt en confiant à un État démocratique modernisé le soin de décider des investissements et des réglementations ? Les résultats des législatives montrent qu’aucune de ces deux voies n’emporte de façon tranchée l’adhésion de la population.

Le prochain gouvernement fédéral se composera probablement de trois partis (sans l’« Union » CDU/CSU), voire de quatre (avec l’Union). Le candidat CDU à la chancellerie, Armin Laschet, a déjà laissé entendre au soir des résultats que de nouveaux modèles, notamment le « modèle australien » (une coalition des conservateurs et des verts), pourraient gagner en importance. Au sortir de l’ère Merkel, les cartes de l’équilibre politique du pouvoir vont être redistribuées. La transformation en un système multipartite — où trois partis font chacun 15-25 % et plusieurs autres oscillent autour de 5 à 10 % — semble s’achever (la possibilité n’étant pas exclue par ailleurs d’y voir se joindre de nouveaux partis et d’anciens disparaître). L’élasticité de l’électorat allemand et sa volatilité ne cessent de s’accentuer.

Résultats quasi définitifs des élections au Bundestag 2021

FDP : Parti démocratique libre (Frei  Demokratische Partei) – affiliation au Parlement européen : Renew Europe (libéraux), CSU : Union chrétienne-sociale (Christlich Soziale Union) – EPP (conservateurs), Die LinkeLa Gauche – GUE/NGL (gauche radicale) SPD : Parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) – S&D (sociaux-democrates), CDU : Union démocrate-chrétienne d’Allemagne (Christlich Demokratische Union Deutschlands) – EPP (conservateurs)

 

parti votes en millions votes en % par rapport
à 2017
SPD 11,9 25,70 % +5,20 %
CDU/CSU 11,2 24,10 % -2,70 %
Verts 6,8 14,80 % +5,80 %
FDP 5,3 11,50 % +0,70 %
AfD 4,8 10,30 % -2,30 %
Die LINKE 2,3 4,90 % -4.30 %

Participation : 76,6 % (+0,4 %)
Note : le seuil minimum pour obtenir des sièges au Parlement est de 5 %, hors mandats directs obtenus et ajustements complémentaires
Source : Autorité fédérale allemande pour les élections ; modification libre

 

Participation électorale et circonstances exceptionnelles

La participation totale a été un peu supérieure à celle de 2017. Les sondages, qui prévoyaient des résultats dans un mouchoir de poche, ont visiblement encouragé les gens à aller voter. Le SPD semble avoir particulièrement réussi à mobiliser les abstentionnistes. Il y avait de longues files d’attente devant certains bureaux de vote — en dépit même d’un taux de vote par correspondance qui a atteint un sommet historique.

Les circonstances qui ont présidé à ces élections au Bundestag diffèrent de celles des précédentes à plus d’un titre. D’abord, bien sûr, il y a la pandémie en cours, avec la poursuite des réglementations sanitaires qui ont brisé les routines du quotidien et favorisé l’isolation sociale. Après l’arrivée de la troisième vague, la société allemande a été parcourue par une aspiration à la stabilité et à la sécurité. Beaucoup de gens peinent à retourner à la vie normale et pourraient avoir perçu la campagne électorale comme un « événement distant et abstrait », selon les mots de Stephan Grünewald de l’institut Rheingold.

Ces élections ont été marquées par une série de circonstances particulières :

  • La chancelière en titre n’a pas souhaité se représenter. Il est devenu dès lors évident que ce serait un nouveau départ, au moins en termes de renouvellement du personnel politique. Les élections ont par conséquent porté sur l’ampleur de ce changement.
  • Pour la première fois, ce ne sont pas deux mais trois candidat·e·s à la chancellerie qui étaient en compétition. Seule la candidate des Verts Annalena Baerbock venait de l’opposition, tandis que les deux autres candidats, Olaf Scholz et Armin Laschet, incarnaient la coalition qui gouverne l’Allemagne depuis huit ans.
  • Dans les dernières semaines avant les élections, aucun parti ne se détachait ostensiblement dans les sondages. Pour la première fois depuis 2005, il était impossible de prédire qui allait l’emporter. Voilà qui reflète un changement majeur dans le système partisan.
  • Fait inédit dans l’histoire de l’après-guerre, une coalition tripartite a été considérée comme le résultat le plus probable des élections. Quatre coalitions tripartites, toutes déjà expérimentées au niveau des Länder, sont apparues possibles.
  • La multitude d’options disponibles a modifié le caractère des élections : celles-ci avaient pour fonction de déterminer la composition du Bundestag, non celle du prochain gouvernement. Qui va diriger le pays sera décidé par les partis et groupes parlementaires eux-mêmes. Cela renforce l’aspect de démocratie parlementaire que le président fédéral s’est senti obligé de souligner après le verdict des urnes : les partis sont contraints de former le gouvernment au sortir des élections.

Distribution des sièges

SSW : Association des électeurs du Schleswig du Sud (Südschleswigscher Wählerverband)
Le seuil des 5 % ne s’applique pas à la SSW en tant que parti chargé de représenter une minorité nationale (minorité danoise).
Source : Autorité fédérale allemande pour les élections ; modification libre

Rebrassage au centre

Les chrétiens-démocrates et leur partenaire bavarois ont fait le plus mauvais score de leur histoire. La CDU est tombée en dessous de 20 % (18,9 %), la CSU s’est hissée avec peine au-dessus du seuil minimal pour entrer au Parlement (5,2 %), l’union des deux partis est arrivée derrière le SPD pour la première fois depuis 2002. La CDU/CSU non seulement a présenté un candidat à la chancellerie qui n’a pas réussi à mobiliser son parti durant la campagne, mais elle a également, au fil des mois et années passés, beaucoup perdu auprès de l’électorat, lequel lui fait crédit dans les enquêtes d’une moindre compétence politique.

Ses scores électoraux ont néanmoins été supérieurs à ses résultats de sondage les plus bas obtenus durant la campagne grâce à la mobilisation de son cœur d’électorat, terrifié devant la perspective d’un « glissement à gauche ». Ayant réussi cette opération, la direction politique de la CDU s’est déclarée victorieuse le soir de l’élection. Ce qu’elle a omis de préciser, toutefois, c’est que, pour dégager une majorité parlementaire et contrer une formation de gouvernment SPD en coalition avec les Verts et Die Linke, elle aurait elle-même besoin des député·e·s de l’AfD. Un message caché de la soirée électorale semblait donc être : quand il s’agit de faire tomber les « Rouges », la CDU est prête à aller jusqu’à coopérer avec l’AfD.

La CDU/CSU garde toutefois une chance de conserver la chancellerie si elle parvient à trouver un accord avec les Verts et le FDP pour former un gouvernement. Le retour à la chancellerie lui est nécessaire aussi pour gérer ses conflits internes, lesquels ne cessent de s’étaler publiquement depuis les élections, bref pour garder un certain contrôle sur le parti et ainsi espérer en prévenir la décomposition accélérée. En cas de retour de la CDU/CSU à l’opposition, d’un autre côté, un conflit ouvert sur le choix de la future direction stratégique deviendra inévitable.

Le SPD est le gagnant de ces élections. Olaf Scholz peut prétendre à la chancellerie et travailler à former une majorité de gouvernement. Ce qui est frappant dans ce succès électoral — en comparaison des trois précédentes élections — est la cohérence et l’unité dont le SPD a fait preuve dans la mise en œuvre de sa stratégie électorale. Dans les Länder est-allemands, le SPD arrive nettement devant la CDU. Il a fait son meilleur score au Brandenbourg avec 29,5 % des voix. Il arrive second derrière l’AfD en Thuringe, avec 23,4 %, et en Saxe, avec 19,3 %.

Le SPD a adopté très tôt dans la campagne une stratégie électorale offensive bien identifiée, qu’il a poursuivie en dépit des prédictions d’échec et de la risée publique. Quand Olaf Scholz a été déclaré candidat un an auparavant, le SPD était classé derrière la CDU/CSU et les Verts dans les sondages. Beaucoup s’interrogeaient : pourquoi le parti avait-il besoin d’un candidat à la chancellerie, sinon pour satisfaire son ego ? Avec qui Scholz pourrait-il former un gouvernement ? Mais le SPD a été le seul parti à comprendre très tôt ce que le départ d’Angela Merkel signifiait. Comme je l’ai écrit en septembre de l’an dernier, « si le SPD veut s’étendre et entrer effectivement à la chancellerie, il a besoin de gagner du côté des électeur·ices qui préféreront voter Scholz plutôt que la CDU. »

Le fait que d’autres crises ont sévi fortement en amont des élections — inondations, feux de forêts, le retrait d’Afghanistan — a pu contribuer à faire de celles-ci le grand moment du « presque-chancelier » [Olaf Scholz était vice-chancelier dans le gouvernement de grande coalition sortant]. Politiquement, Olaf Scholz a fait le pari de regagner les sympathisant·es sociaux-démocrates acquis à Merkel grâce à trois thèmes concrets qui pouvaient aussi servir de catalyseurs plus vastes : « respect » et « dignité » pour celles et ceux qui travaillent dur, une augmentation significative du salaire minimum avec des augmentations modérées d’impôts pour les gens « qui gagnent autant ou plus que moi », et une politique industrielle attentive aux enjeux environnementaux.

Ce qu’un chancelier SPD peut accomplir dans quelle configuration politique, et ce sur quoi « réellement » s’engage Olaf Scholz, voilà qui fait débat. Il est incontestable, cependant, qu’il a réussi à donner au SPD ce dont son parti avait le plus urgemment besoin après une longue phase de déclin : une image de gagnant à nouveau capable de prendre des décisions stratégiques. Il reste à voir combien de temps durera l’état de grâce après les élections.

Les Verts peuvent célébrer un succès électoral historique — leur meilleur résultat à une élection fédérale — bien qu’ils restent en deçà des attentes qu’ont fait naître de bons chiffres dans les sondages jusqu’au début de l’été. Selon toute vraisemblance, le parti participera au prochain gouvernement fédéral — et pourrait avoir à composer avec Christian Lindner (FDP) au poste de ministre des Finances, alors que celui-ci non seulement a pris l’engagement de poursuivre la politique d’équilibrage des comptes sans augmentation d’impôts, mais en outre dispose d’une vision fondamentalement divergente du rôle de l’État dans la vie publique.

Pendant longtemps, les Verts ont bénéficié d’excellents scores dans les sondages. En même temps, l’expérience a montré que, plus l’élection approche, plus l’électorat s’interroge sur sa propre adhésion en profondeur aux changements voulus par les Verts ainsi que sur les moyens annoncés pour y arriver. Les Verts, qui ont l’image d’un parti de l’environnement et du climat, ont réussi à canaliser l’humeur politique à leur avantage à plusieurs reprises. Mais, quand l’heure vient de concrétiser ces intentions de vote en bulletins dans l’urne, la part d’approbation s’amenuise. S’il faut en croire les sondages, ce ne sont pas les électeur·ices les plus jeunes, mais les plus vieux, qui tendent à préférer un passage au capitalisme vert de manière plus souple en compagnie plutôt de la CDU ou du SPD.

D’après les enquêtes d’opinion, une claire majorité de la population est favorable au changement de politique climatique — à des degrés variés, certes. Mais ce qui perturbe et déroute souvent beaucoup de consommateur·ices et de citoyen·nes est une impression de se retrouver seul·e·s au final à porter la responsabilité de l’évitement de la catastrophe climatique. Par-delà les différences partisanes, depuis des dizaines d’années, de nombreux débats ont porté sur la responsabilité personnelle. La peur de se retrouver au piège d’une spirale écrasante avec la politique des Verts conduit beaucoup de gens (de tendance pourtant pro-environnementale et écologiste) à voter autrement au final.

Die LINKE recule dans les régions

Die LINKE a notamment reculé en Allemagne de l’Est.

-11,1 -1,74

Points de pourcentage perdus par Die LINKE par rapport aux élections législatives de 2017.
Source : Graphique : Moritz Wichmann/nd ; Autorité fédérale allemande pour les élections

Consolidation à droite, catastrophe à gauche

Die Linke affronte un résultat désastreux. Bien loin de ses objectifs de résultat à deux chiffres et de participation gouvernementale, son score de 4,9 % l’empêche d’atteindre le seuil nécessaire pour entrer au Parlement, tandis que le parti perd au passage deux millions de votes et divise presque par deux son score de 2017. Là aussi, les votes perdus, pour environ la moitié d’entre eux, sont allés au SPD et aux Verts (c’est-à-dire à ses deux partenaires espérés de coalition) selon les premières estimations d’Infratest dimap. Cependant, comme le parti a été en mesure de maintenir trois mandats directs, à Leipzig (Sören Pellman) et à Berlin (Gesine Lötzsche et Gregor Gysi), il entrera au Bundestag finalement avec un groupe, et probablement des droits parlementaires limités, via la « clause de mandat direct ». Le pire a été évité de justesse.

Dans les cinq Länder est-allemands, Die Linke a obtenu des scores à deux chiffres en Thuringe (11,4 %) et en Mecklembourg-Pomméranie occidentale (11,1 %). Au Brandenbourg, il a fait 8,5 %, ce qui le place même derrière les Verts (9,0 %). La moyenne sur les cinq Länder se monte à seulement 9,8 %.

De forts conflits internes sur la future direction du parti sont prévisibles. En surface, les faiblesses tactiques peuvent être invoquées pour expliquer les résultats électoraux. En fait, ces faiblesses tactiques électorales ne sont que la conséquence de problèmes plus profonds et de faiblesses stratégiques persistantes. Comme la CDU, en raison de la pandémie, Die Linke s’est révélée incapable de modifier à temps ses organes de direction en prévision des élections. De ce fait, la nouvelle direction du parti n’a pas vraiment eu le temps de faire valoir ses priorités ni de se distinguer.

Depuis l’effondrement du gouvernement minoritaire d’Hannelore Kraft en Westphalie-Rhénanie du Nord et l’incapacité qui s’est ensuivie pour Die Linke de se faire réélire au parlement régional en 2012, le parti s’est attelé à la tâche de développer une stratégie digne de ce nom. Les stratégies visent des horizons de moyen terme, c’est-à-dire au-delà de la durée d’une seule législature. Elles recouvrent des promesses électorales programmatiques sur des questions politiques générales et normatives, un arbitrage entre maximisation des votes et/ou poids politique dans les négociations, et une réflexion sur les promesses électorales qui pourront être tenues au regard des forces partisanes en présence. De tels remue-méninges ne font certainement pas défaut dans Die Linke — au contraire. Ce qui manque, cependant, est un centre opérationnel qui pourrait mobiliser la base militante autour d’une stratégie permettant de convaincre les électeur·ices de soutenir le programme de Die Linke. C’est la tâche que la direction du parti devra accomplir dans les deux prochaines années : identifier et dépasser les « erreurs des dernières années » et « redévelopper le parti », ainsi que l’a déclaré la coprésidente de Die Linke Susanne Hennig-Wellsow le soir du scrutin.

Les libéraux du FDP entrent au nouveau Bundestag avec un solide score à deux chiffres. Là aussi, la victoire est due à une campagne centrée sur la tête du parti, Christian Lindner. Il est frappant de voir l’électorat crédibiliser le FDP d’une très forte compétence dans le domaine de la « digitalisation » — surtout parmi les électeurs masculins. En même temps, une petite « aile » sociale-libérale a émergé ces dernières années au FDP, porteuse d’une antithèse face à la vision de l’État et des libertés défendue par Christian Lindner : l’État comme monstre bureaucratique qu’il faut entailler et dompter.

Le FDP a réussi à afficher, sur le thème des libertés civiles, des positions critiques tempérées face aux mesures anti-Covid. Il a là finement louvoyé à la frontière entre la défense des libertés civiles en conformité avec les idéaux de démocratie libérale d’un côté, et le mépris anti-étatiste libertarien de l’autre, pour lequel toute initiative publique est une menace contre les libertés du cowboy du marché libre. Par-dessus tout cependant, le FDP de Lindner a profité de la faiblesse de la CDU/CSU ainsi que de la force du SPD : la CDU/CSU n’est plus apparue comme en mesure de décider du prochain chancelier via une coalition bipartite (avec les Verts), tandis que le SPD s’est montré assez solide dans les sondages pour être le prochain faiseur de gouvernement dans le cadre d’une coalition tripartite. Dans les deux cas, le FDP aurait à jouer un rôle clé : ensemble avec les Verts, il pourrait faire d’Armin Laschet (CDU) le prochain chancelier, ou sinon contrecarrer la formation d’un « gouvernement de gauche » en s’associant avec Olaf Scholz. Le parti du libéralisme économique n’a pas été perçu sous cet angle stratégique jusqu’à un stade avancé de la campagne. Lindner a réussi à donner l’importance qui manquait à son parti en affichant son ambition de briguer le portefeuille des Finances. En 2021, mieux vaut une mauvaise participation au gouvernement que rien du tout.

Malgré de faibles pertes, l’AfD d’extrême droite entre au Bundestag pour la deuxième fois. Il ne sera probablement plus cette fois le plus gros parti d’opposition (à moins que le SPD et la CDU ne reforment une grande coalition). En Thuringe, où l’AfD est dirigé par Björn Höcke, un extrémiste de droite connu, le parti est arrivé en tête avec 24 % (et 5 mandats directs), de même qu’en Saxe avec 24,6 % (et 10 mandats directs). Dans les trois autres Länder est-allemands, il obtient entre 18 % et et 19,6 %.

Les résultats fédéraux de l’AfD — ainsi que les résultats dans les Länder, qui contribuent tous à ce retour un peu affaibli au Parlement — montrent que le parti s’est installé dans le paysage partisan et a réussi à se construire une base électorale. Cette base électorale, un peu partout dans le pays, semble être connectée à la formation d’un écosystème politique en propre, qui, se plaçant volontairement en retrait du flux d’informations des réseaux sociaux et du débat public, s’est créé ses propres canaux d’information, convictions de groupe, et réalités. Après les élections au Bundestag, l’AfD devra décider de la voie à suivre : transformation en un parti parlementaire qui cherche à rejoindre un bloc conservateur, ou poursuite en tant que parti mouvementiste profitant de toute contestation sociale nouvelle à l’encontre des politiques publiques pour se radicaliser et exprimer son hostilité envers la démocratie.

Quelles étaient les préoccupations premières des votant·e·s ?

Quand, le jour des élections, une enquête a interrogé les électeur·ices pour savoir quelles étaient leurs « premières préoccupations », elle leur a proposé un éventail de sujets qui correspondaient essentiellement aux lignes de division partisanes : la préoccupation que trop de personnes étrangères viennent en Allemagne était partagée par les sympathisant·es du FDP et de l’AfD ; celle que l’islam soit trop influent était validée par la majorité de l’électorat AfD, un peu moins par le FDP et la CDU/CSU, et, dans une certaine mesure aussi, par l’électorat SPD. Les préoccupations concernant le niveau de vie se concentraient chez les électeur·ices de l’AfD, de même que la peur que l’Allemagne change beaucoup trop. La préoccupation concernant les conséquences du changement climatique réunissait les personnes interrogées depuis Die Linke jusqu’à la CDU, et était également légèrement dominante au FDP, mais pas à l’AfD.

Malgré tous les débats portant sur la division sociale, sur l’écart croissant entre les riches et les pauvres, et sur la menace qui pèse sur les couches sociales moyennes, une majorité d’électeur·ices estiment que la situation est « plus juste » qu’injuste en Allemagne. Plus des deux tiers des personnes soutenant la CDU/CSU, les Verts et le FDP partagent cet avis, rejoints par une légère majorité des sympathisant·es du SPD. Il n’y a que les soutiens de Die Linke et de l’AfD pour voir les choses de manière radicalement différente. Un futur gouvernement fédéral, qu’il soit conduit par le SPD ou par la CDU, serait donc soutenu par celles et ceux qui considèrent que l’ordre social existant est « plutôt juste ».

La situation diffère sur le sujet de la distribution (économique) des richesses. Ici, 77 % des personnes interrogées, dont 57 % des proches de la CDU/CSU et 96 % des sympathisant·es de Die Linke, affirment que les richesses ne sont pas distribuées de manière juste. Comment en arrive-t-on à 45 % (18 % à la CDU/CSU) de personnes qui estiment que les choses sont plutôt injustes en Allemagne, alors que 77 % (57 % côté CDU/CSU) qui pensent que la richesse est mal distribuée ? Une distribution inégalitaire des richesses ne remet pas nécessairement en cause la perception d’un ordre social globalement juste (et donc légitime).

On retrouve les mêmes contradictions apparentes dans les consciences communes quand les personnes interrogées doivent se prononcer, concernant l’avenir du pays, sur le fait de savoir si elles veulent « quelques corrections de trajectoire » (51 %), un « changement fondamental » (40 %), ou « que tout reste principalement à l’identique » (6 %). Si les personnes interrogées sont 21 % de plus qu’en 2017 à vouloir « un changement fondamental », ce chiffre reste à peu près stable cependant par rapport à 1998 et à 2009, tout en étant inférieur à celui de 2005. Actuellement, le désir de grand changement est fortement polarisé en fonction de la grille politique des partis : les sympathisant·es de Die Linke, des Verts et de l’AfD y aspirent à plus des deux tiers voire davantage, contre seulement une minorité chez les sympathisant·es d’autres partis.

Néanmoins, les motifs des décisions de vote ne sont pas nécessairement à chercher dans ces conceptions, inquiétudes et souhaits. D’après Infratest, 48 % de l’électorat SPD affirme que, sans Olaf Scholz, ils n’auraient pas voté SPD. Cela correspond en gros aux chiffres des sondages de fin 2020 / début 2021.

Et maintenant ?

Indépendamment de qui formera le prochain gouvernement allemand au final, un certain nombre de questions politiques majeures devront être traitées après avoir été plus ou moins mises à l’écart durant la campagne :

  • Réfugié·es et migration : les questions de l’immigration des travailleur·euses (qualifié·es), de leur intégration et de leur statut de résidence continuent leur ascension dans l’échelle des priorités politiques, surtout si l’on tient compte de la pyramide des âges sur le marché du travail, de l’immigration de travail et du problème non résolu que représentent les réfugié·es.
  • La démocratie en tant que mode d’existence : la tournure de plus en plus brutale prise par la vie politique au quotidien, qui va des menaces sur des hommes et femmes politiques au niveau local jusqu’aux appels au meurtre et à l’assassinat, met en danger le système de résolution démocratique des conflits dans la société et, à l’instar des cercles fermés de communication de la mouvance identitaire, promeut l’exclusion mutuelle en place du compromis. Le principe délibératif démocratique, qui présuppose que le camp opposé puisse aussi avoir raison, est de plus en plus rarement admis, et la base du débat démocratique, à savoir la reconnaissance d’une réalité commune, devient délaissée.
  • L’avenir du mode ancien d’organisation et de financement de l’État providence : la génération du baby-boom commence seulement à parvenir à l’âge de la retraite. Au regard du passage à une ère numérique dans le monde du travail d’un côté, des politiques climatiques de l’autre, les conflits sur l’axe temporel « pour maintenant / pour des lendemains » vont atteindre leur paroxysme. Autrement dit : de plus en plus de citoyen·nes seront à convaincre pour soutenir, dans les dix années qui viennent, des projets politiques dont les fruits ne pourront pas être récoltés de leur vivant.
  • L’Europe et l’UE comme cadre d’action : il va de soi que les missions essentielles, par exemple les réfugié·es et la migration, l’énergie et la politique climatique, ou l’infrastructure publique numérique, ne peuvent être abordées hors du cadre européen. Toutefois, la campagne n’a pas abordé les questions clés portant sur les modalités à adopter pour poursuivre le développement de l’UE — une communauté d’investissement, une union de transfert, une politique européenne de négociations salariales, etc.
  • Politique étrangère allemande : les débats ont été remis à plus tard quant aux leçons à tirer de la guerre de l’OTAN menée en Afghanistan avec participation allemande (sous mandat de l’ONU). Pourtant, il apparaît évident que les États-Unis maintiendront vis-à-vis de l’organisation transatlantique leur nouvelle attitude, apparue sous Obama et confortée sous Trump — et maintenant sous la présidence de Biden également. Que cela signifie-t-il pour le rôle de l’Allemagne dans le monde et pour la politique étrangère stratégique européenne ?

Le prochain gouvernement devra entreprendre la lourde tâche de mettre en route dans les quatre années à venir des initiatives majeures qui auront un impact massif sur les conditions de vie dans 20 ou 30 ans et au-delà. Même si cette tâche est entreprise avec courage, rien ne suggère cependant que l’équilibre politique du pouvoir se stabilisera au vu d’une transformation qui s’accentue. De fait, il est assez possible que le nouveau gouvernement ne soit qu’un gouvernement de transition.

 

publié initialement sur le site web de la Fondation Rosa-Luxemburg