Après la défaite. Nouveaux défis pour la gauche radicale au lendemain des élections européennes.

À la lumière des changements d’ampleur en cours dans les rapports de pouvoir au sein de l’UE, la gauche a besoin de nouvelles stratégies. Analyse.

Dorénavant, le plus petit groupe du Parlement européen sera la gauche radicale. Avec un score électoral de 5,46 %, la gauche est redescendue aux alentours de son score de la fin des années 80, à la seule différence du contexte général, qui est celui aujourd’hui d’un net basculement à droite. En Espagne, en France et en Allemagne particulièrement, les partis de gauche sont restés très en-deçà des résultats attendus. Par rapport à 2014, la gauche radicale perd environ 30 % de ses mandats.

Au sein du groupe de la gauche radicale, l’espagnol Unidos Podemos et le grec Syriza sont les partis les mieux représentés avec six représentants chacun. L’allemand DIE LINKE envoie cinq représentants au Parlement européen (PE). S’y ajoute encore pour l’Allemagne un représentant du Parti pour la protection des animaux (Tierschutzpartei). Bénéficiant de deux sièges respectivement chacun, le Bloco ainsi que l’Alliance gauche-verte (qui comprend les communistes) au Portugal, le Sinn Féin en Irlande et AKEL à Chypre, se trouvent donc représentés. Il faut compter un siège encore respectivement pour le Vänsterpartiet en Suède, pour la Liste de l’unité au Danemark (aussi appelée l’Alliance rouge et verte, Enhedslisten – de rød-grønne), pour l’Alliance de gauche en Finlande, pour le Parti du Travail de Belgique (PTB, également appelé PVDA en néerlandais). Il en va de même pour le KSČM en République tchèque, qui a toutefois bien perdu de son influence. La gauche italienne n’est plus représentée au PE, alors qu’elle y était revenue en 2014 avec sa liste de coalition L’Autre Europe avec Tsipras. Le Levica slovène a également échoué malgré l’obtention de 6,3 % des voix. À l’heure où ces lignes sont écrites, il n’est pas encore certain que La France insoumise (LFI) de Mélenchon, forte de six représentants, rejoigne le groupe (NdT : cela a été le cas depuis).

Retrouvez ici nos analyses post-électorales par pays

Les conservateurs et les sociaux-démocrates ont perdu chacun 20 % de leurs mandats mais n’en demeurent pas moins les groupes parlementaires les plus forts, – les conservateurs détenant 182 sièges, les sociaux-démocrates comptant pour leur part 153 sièges.

Avec les écologistes et les libéraux, ce sont deux familles partisanes explicitement pro-européennes qui se retrouvent les gagnantes des élections. Les écologistes comptent désormais 75 sièges. Quant aux libéraux, grâce à la décision de Macron de rejoindre le groupe, ils détiennent 108 sièges. Les partis de droite des Conservateurs et Réformistes européens (CRE), l’autre groupe encore plus à droite de l’Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFDD) et le groupe nouvellement créé d’Identité et Démocratie (ID) obtiennent en tout 178 sièges, mais le contour final de ces groupes de droite ne sera vraiment visible qu’après l’entrée en vigueur du Brexit. Si nous y agglomérons d’autres partis comme le FIDESZ, on peut considérer que leur base électorale monte à 25 %.

Cela signifie que, aux côtés des conservateurs et des sociaux-démocrates/socialistes, on trouvera au PE un bloc d’écologistes et libéraux pro-UE, détenant au total environ 25 % des sièges, et un imposant bloc de droite anti-UE à orientation nationaliste. Toutefois, ces résultats électoraux témoignent que les partis de droite ne sont pas devenus aussi forts qu’ils l’avaient espéré. Il n’en existe pas moins au PE une nette tendance à droite qui dépasse la simple augmentation des votes de 22 % en 2014 à 25 % en 2019, surtout si l’on prend en compte l’impact des partis de droite sur les gouvernements nationaux et via le Conseil européen. La droite politique est au pouvoir ou fait partie du gouvernement en Belgique, en Bulgarie, en Croatie, en République tchèque, en Hongrie, en Italie et en Pologne. En Italie et en France, la Lega de Salvini et le Rassemblement National (RN) de Le Pen sont les partis qui ont remporté le plus haut score aux élections européennes. Et, par leur impact sur l’agenda politique, ils influencent la politique nationale et européenne depuis un certain temps déjà.

Dans le même temps, l’augmentation des votes en faveur des libéraux et des écologistes représente une augmentation du nombre de votes en faveur de positions à la fois clairement pro-UE et privilégiant le renforcement des politiques communautaires. Cela revêt une certaine importance si nous considérons le paradoxe du Brexit. D’un côté, face au chaos créé par le Brexit, presque tous les partis, quelle que soit leur orientation politique, ont pris leurs distances par rapport à leurs positions hostiles à l’UE durant la campagne électorale, – et notamment par rapport aux prises de position en faveur de la sortie de l’UE. Mais d’un autre côté, le parti du Brexit est devenu le plus puissant de Grande-Bretagne avec plus de 30 % des votes.

Dans l’ensemble de l’UE, le taux de participation électorale s’est élevé à 50,93 %, en nette augmentation par rapport à 2014, où ce taux était de 43,09 %. Il faut noter ici que le taux couvre des disparités traditionnellement très grandes entre d’une part la Slovaquie, avec 22,74 % de participation électorale, ou encore le Portugal, avec un taux de 31,40 %, et d’autre part l’Espagne, avec 60 %, ou encore les pays à vote obligatoire, où le taux de participation est de 80 % et plus. Une augmentation significative du taux de participation (plus de 10 %) a pu être enregistrée nationalement en République tchèque (28,72 %), en Allemagne (61,41 %), en Hongrie (43,36 %), en Roumanie (51,07 %) et en Espagne (64,30 %).

Des rapports de pouvoir modifiés

Dans les semaines et les mois à venir, nous verrons une intensification de la bataille autour de la question de l’évolution et des contours de la future UE, de sa consolidation, de la création de nouvelles institutions et de nouveaux instruments dans l’Union, autour également du démantèlement des institutions de l’UE et d’un transfert de compétences vers l’échelon des gouvernements nationaux allant jusqu’à enfreindre les traités et directives de l’Union, y compris malgré la menace de sanctions comme prix à payer. La droite mènera cette lutte principalement dans les domaines qui contribuent à ébranler le caractère démocratique de l’Union européenne, affaiblissant la défense des droits de l’homme et leur mise en œuvre effective. Il faudra examiner dans des analyses ultérieures les contradictions qui surgiront entre les factions et les blocs au pouvoir, de même que les fissures à l’intérieur des blocs au pouvoir et entre eux.

Si nous évaluons les rapports de pouvoir entre groupes particuliers dans le but de dégager une éventuelle majorité pour l’élection du président de la Commission européenne, entre autres objectifs, il devient ici évident que les deux grands groupes parlementaires, les conservateurs et les sociaux-démocrates, soit désormais 44 % des sièges au total, ne peuvent plus se comporter en « grande coalition » informelle. Autrement dit, le PPE et la S&D n’auront pas assez de voix pour élire le président de la Commission européenne (et, plus tard, le président de la BCE). Dans ces circonstances, pour obtenir une majorité sans recourir ni au groupe CRE eurosceptique ni aux deux autres groupes de droite (ID et EFDD), il faut inclure les Verts ou les Libéraux en leur faisant des offres concernant des thèmes, des structures ou du personnel. Puisque ni Macron ni les Verts n’ont jusqu’à présent fait part de leur soutien à Manfred Weber, le chrétien-social bavarois devenu président du PPE en 2014 et qui avait d’abord été pressenti pour devenir le président de la Commission européenne, un autre problème devient évident. Au sein des deux groupes, les représentants de l’Allemagne, de l’Italie et de la France perdent de l’importance. Cependant, on ne sait pas encore dans quelle mesure cela aura des effets politiques.

Pour les conservateurs et les sociaux-démocrates, cette évolution de la situation signifie qu’il leur faut se chercher des partenaires. Une coalition entre les conservateurs et le bloc d’extrême droite, possible en théorie, ne disposerait pas non plus de la majorité au sein du PE.

Donc, si les conservateurs et les sociaux-démocrates veulent trouver une majorité sans recourir au bloc d’extrême droite, ils disposent de trois options :

a)      former une « grande coalition libérale » avec les libéraux, qui, sur le principe, plaident pour la continuation des politiques antérieures et la consolidation de l’UE, – deux aspects contestés par les partis d’extrême droite. Bien que se refusant à un changement fondamental de politique, ce projet impliquerait du moins une intensification du processus d’intégration et de coopération de l’UE dans les domaines de la politique économique et de la politique étrangère.

b)      former une « grande coalition écologique » avec les Verts qui ont renforcé leur score dans cette élection (groupe des Verts/ALE passant de 52 à 74 sièges). Dans une telle constellation, il y a moyen que se développe un projet écologiste soit social ou bien néolibéral en tant que « moteur » européen pour la promotion d’un capitalisme « vert ». Dans quelle mesure il est possible d’influencer ce moteur pour qu’il tourne au profit d’une transformation sociale-écologique, cela dépendra en grande partie de la force et la direction des partis social-démocrates/socialistes ainsi que des capacités de mobilisation et d’affirmation de soi que déploiera la gauche radicale au niveau européen.

c)      Bien sûr, il y a aussi la possibilité d’agir en s’appuyant sur des majorités changeantes. Une telle approche permet aux conservateurs de conserver globalement le statu quo concernant les adaptations écologiques nécessaires ou la consolidation partielle de l’UE pour ce qui touche les politiques étrangère, climatique, de paix et de sécurité, d’autant qu’en fin de compte, les Verts sont également pour la défense des valeurs européennes sur le plan militant.

Les résultats des élections européennes en un coup d’œil

Source : données du Parlement européen, compilation en propre

Concernant la gauche

En regardant du côté gauche de l’éventail des partis, on constate que les partis de gauche, les sociaux-démocrates, les socialistes et les Verts ne représentent ensemble que 35 % des suffrages. Le plus faible composant de ce côté de l’échiquier politique est la gauche radicale.

Résultats des élections

 

GUE/
NGL
Verts/
ALE
S&D ADLE PPE CRE EFDD ENL/
ID
INDPT

 2019
 en %

5,46

9,99

20,37

14,38

24,23

8,26

5,73

9,72

0,93

 2014
 en %

6,92

6,66

25,43

8,92

29,43

9,32

6,39

–           

6,92

 Diff.
 en %

-1,46

+3,33

-5,06

+5,46

-5,2

-1,06

-0,66

-5,99

 sièges
 2019

41

75

153

108

182

62

43

75

7

 sièges
 2014

52

50

191

69

221

70

48

0

52

 Diff.
 sièges

-11

+25

-38

+41

-39

-8*

-5

75

-45

Source : Parlement européen

*Remarque : Lors de la répartition des sièges entre les groupes de droite CRE, EFDD et ENL/ID, il faut tenir compte du fait que certains élus de ces partis ont quitté leur groupe pour en rejoindre un autre. C’est pourquoi il est pertinent de considérer systématiquement de préférence le nombre total de mandats obtenus ensemble par ces groupes, à savoir CRE + EFDD (2014) = 118, CRE + EFDD + ENL/ID (2019) = 178.

Les partis de la gauche radicale qui constituent la Gauche européenne unie/Gauche verte nordique (GUE/NGL), jusqu’à présent un groupe confédéral, n’ont pu obtenir un soutien que de 5,46 % de la part des électeurs. Ils disposeront de 41 représentants au PE si La France Insoumise rejoint le groupe (C’est fait. NdT). Si les négociations entre les délégations nationales devaient échouer, la division de la gauche qui était à l’œuvre pendant la campagne électorale se poursuivrait au niveau du Parlement européen, et ce, dans le contexte d’une gauche affaiblie dont le potentiel électoral, à quelques exceptions près, n’a pas dépassé 5 % depuis 1989. Cela signifie que, depuis l’effondrement du socialisme d’État, les partis de gauche n’ont pas réussi à sortir de leur position défensive. Dans le même temps, les conditions de l’affirmation efficace d’une politique de gauche se sont détériorées avec le basculement à droite de l’UE et l’affaiblissement des partis social-démocrates/socialistes, malgré des succès remportés par certains partis à titre individuel. Depuis la fin de l’après-guerre, les partis communistes d’Europe occidentale ont perdu quant à eux de leur signification sociale et de leur pertinence en tant que forces qui comptent dans la lutte contre le national-socialisme, le fascisme et la guerre.

La branche grecque MéRA25 de l’alliance DiEM25 a recueilli 2,99 % des voix, ce qui n’a pas suffi pour entrer au Parlement européen du fait d’un seuil minimum nécessaire de 3 %. Yánis Varoufákis s’est présenté en Allemagne et a pu obtenir 130 072 voix, soit 0,3 %. En Grèce, il a obtenu 140 000 voix, un nombre insuffisant pour entrer au PE. Cependant, il est également possible que ce cas particulier révèle en réalité un problème plus fondamental concernant la mise en œuvre et la légitimation des listes transnationales. Au minimum, on peut conclure que la voie suivie par Varoufákis en formant une telle liste qui faisait concurrence à DIE LINKE n’a pas été un franc succès, – alors même que la tête de liste était une personnalité bien connue. 

À l’affaiblissement de la gauche radicale dans les urnes nationales s’ajoute le fait que le prochain groupe GUE/NGL ne peut être formé qu’à condition d’adopter une structure fédérale, tant on voit diverger en son sein les positions concernant le rôle de la gauche au PE, la conception de la politique, la stratégie et l’organisation ainsi que diverses thématiques. Un autre aspect est que toute tentative de stratégie ambitieuse pour l’Europe est rendue compliquée par la prédominance à gauche de prises de position avant tout liées aux politiques nationales, – et qui débordent au passage sur l’échelon européen. Ainsi, travailler à des objectifs communs dans le groupe fédéral n’est souvent possible que sur des questions spécifiques, en particulier sur la question sociale ou celle des accords commerciaux internationaux (PTCI/TTIP). Parler d’une seule voix entre en contradiction avec le caractère fédéral du groupe.

Afin de mieux comprendre l’ampleur des changements, examinons les pertes et les gains. Par rapport à 2014, la perte de 11 sièges pour la gauche, 38 sièges pour les sociaux-démocrates et 39 sièges pour les conservateurs équivaut à la perte de 20 % de leurs anciens électeurs, particulièrement dans les pays fondateurs de l’UE. La situation est très différente pour les Verts et les Libéraux. Pour les Verts, le gain de 25 sièges correspond à une augmentation de 50 % des mandats, tandis que les libéraux ont réussi à plus que doubler leur propre nombre de sièges.

Pertes et gains des mandats 2019 par rapport à 2014


Source : https://election-results.eu/european-results/2019-2024/, compilation personnelle

Pourcentage des voix aux élections européennes entre 1979 et 2019
(groupes GUE/NGL, sociaux-démocrates et socialistes, écologistes, libéraux, conservateurs) 

 

1979 1984 1989 1994 1999 2004 2009 2014 2019

 GUE/NGL

10,7

9,4

5,4 (GUE)
2,7 (CG*)

4,9

6,7

5,60

4,76

6,92

5,46

 S & D

27,3

30,0

34,7

34,9

28,8

27,30

25,00

25,43

20,37

 Verts/ALE

  –

4,6

5,8 (Gr.)
2,5 (ARC*)

4,1

7,7

5,80

7,47

6,66

9,99

 ADLE

9,8

7,1

9,5

7,8

8,0

12,00

11,41

8,92

14,38

 PPE

26,3

25,3

23,4

27,5

37,2

36,70

36,01

29,43

24,23

*CG : groupe Coalition des gauches ; ARC : groupe Arc-en-Ciel (Source : Wikipédia, calculs et compilation en propre)

Qu’est-ce qui a changé par rapport à 2014 ?

Parmi les continuités, il y a une tendance à la baisse régulière de la loyauté envers les grands partis historiques : les partis social-démocrates/socialistes et conservateurs se retrouvent perdants, systématiquement et significativement, à la fois du point de vue de la loyauté de leurs électeurs et en termes d’approbation de leurs politiques. Alors qu’aux élections européennes de 1994, ils réussissaient à rassembler environ 35 % des voix, ils ne se hissent plus aujourd’hui qu’à 20 %. En 2019, les partis conservateurs sont redescendus à leur niveau de 1989. 

Pour la première fois depuis le début des élections européennes en 1979, les deux principaux partis font moins de 50 %. Autrement dit, ils doivent, pour obtenir les majorités requises, s’adresser à d’autres familles partisanes. S’ils veulent le faire sans en appeler au soutien des partis et groupes d’extrême droite représentés au PE, ils doivent alors gagner l’appui des Verts ou des Libéraux. De ce fait, ces deux familles de partis pro-européens pourraient contribuer à une modernisation des institutions de l’UE et à un modéré changement de politique concernant une modernisation favorable à l’environnement, une consolidation libérale de l’UE et un renforcement du droit de l’UE, mais aussi l’accroissement du poids des institutions de l’UE sur les politiques nationales et la création de nouveaux instruments pour l’Union. Écologistes et libéraux le feront alors sur fond de conflit permanent avec l’extrême droite politique et nous pouvons nous attendre à des crises exacerbées, voire des situations de blocage. 

Les résultats des élections européennes de 2014 offrent une vue de la polarisation politique en Europe : dans les États fondateurs et les pays du nord de l’UE, la protestation contre les politiques dominantes s’est traduite par un afflux des votes à droite de l’échiquier qui a favorisé les partis conservateurs et populistes de droite. Dans les pays d’Europe méridionale, à l’inverse, notamment en Grèce, en Espagne et au Portugal, cette même protestation a renforcé la gauche, – et même, en Italie, la force de la protestation a été suffisamment grande pour permettre à la gauche de revenir au PE avec la liste L’Autre Europe avec Tsipras.

En 2019, cette polarisation n’est plus. Aux élections européennes de 2019, c’est non seulement dans les pays du Nord mais également dans les pays d’Europe du Sud et d’Europe centrale et orientale que la protestation a conduit à la formation de nouveaux partis d’extrême droite qui n’existaient pas en 2014, ainsi qu’à l’augmentation du nombre de voix pour les partis d’extrême droite. La Ligue n’est plus la Ligue du Nord, elle est devenue la force la plus puissante de toute l’Italie, les élections européennes ayant modifié les rapports de force nationaux. En même temps, contrairement à ce qui se passe à droite, laquelle bénéficie de l’approbation croissante des électeurs et renforce ainsi son pouvoir, le développement de la gauche connaît une stagnation.

Les résultats des élections européennes de 2019 dessinent une polarisation nouvelle entre les familles des partis. Cette polarisation ne suit plus les lignes de conflit antérieures marquées par la distinction entre politiques d’austérité et politiques sociales. Elle porte cette fois plutôt sur l’enjeu de la consolidation ou au contraire du démantèlement de l’UE, – un démantèlement pouvant aller jusqu’à la réduction de l’Union à une simple zone de libre échange. La nouvelle polarisation porte aussi sur la question d’une UE qui prendrait à bras-le-corps les enjeux de l’avenir et saurait aborder les défis de l’écologie et du numérique, ou bien au contraire qui ne sort pas des sentiers battus et concède des capacités accrues d’intervention aux gouvernements et aux parlements nationaux.

Les scores des partis de la gauche radicale sont clairement en-deçà des résultats escomptés. On a vu une tendance confirmée à l’inversion de résultats de sondages qui étaient parfois initialement bien plus favorables à la gauche, à la fois en Espagne et en France. Contrairement à 2014, les partis de la gauche radicale n’ont pas pu se mettre d’accord sur une tête de liste mais sont entrés divisés dans la campagne électorale. Les trois projets européens en concurrence, Maintenant le Peuple (MLP), DiEM25 et le Parti de la gauche européenne (en anglais European Left Party, ELP), ont tous subi une défaite. Étant donné que tous les projets de parti, dans leur diversité, ont accusé un échec, quelles que soient leurs origines, quels que soient leur vision politique et organisationnelle, leur stratégie et leurs objectifs de campagne, il est difficile de fournir des explications simples. Cependant, une chose est certaine, à savoir qu’aucun d’entre eux n’a réussi à s’adapter à la nouvelle situation politique et aux nouvelles dimensions du conflit, a fortiori à les aborder avec une stratégie collective et, surtout, dans une perspective européenne.

Entre 2014 et 2019, la modification des lignes le long desquelles s’effectue la polarisation en Europe a eu lieu en amont de la profonde mutation que le cadre de la scène mondiale a lui-même subi. Or, confrontée à ces changements ainsi qu’à la vision du chaos engendré par le Brexit, l’adhésion populaire à l’UE s’est révélée extraordinairement forte.

Les données d’Eurobaromètre de novembre 2018 montrent les développements suivants. Dans les années 2011-2012 (la période des mobilisations des mouvements sociaux les plus fortes contre les politiques d’austérité de l’UE) jusqu’en 2014, le chômage et les finances publiques ont été considérés comme étant parmi les thèmes politiques les plus importants à l’échelon européen, notamment en Espagne, au Portugal et en Grèce. La série de conflits sociaux avait contribué au succès de la gauche en 2014. Après 2015, on assiste cependant à une réorientation des thèmes principaux de l’UE, notamment au profit de questions comme le traitement du terrorisme et l’immigration. Les problèmes de chômage, la situation économique au sein de l’UE et les finances de l’État sont nettement moins au centre des préoccupations citoyennes que l’année précédente. Quant à l’importance de la crise climatique, elle se traduit par la montée en puissance visible de ce nouveau thème, sans cependant que celui-ci devienne pour l’instant un facteur polarisant.

Les réponses à la question posée par Eurobaromètre de savoir quels thèmes il importe de traiter à l’échelon national dans les pays de l’UE, amènent un tableau similaire : en 2014, les problèmes de développement économique, de chômage et de finances publiques dominaient au niveau national. À la fin de 2018, les gens envisagent une foule de thèmes différents à traiter, leur accordant un degré similaire d’importance : le chômage, la hausse des prix et l’inflation, les migrations, la situation économique et les retraites. Fin 2018/début 2019 ne se détache aucun thème de polarisation important, – à l’exception de la question migratoire. À cette époque, Eurobaromètre ne listait pas encore la crise climatique parmi les thèmes devant être traités à l’échelon national, bien que la question fût déjà présente dans certains pays depuis longtemps. Au niveau européen, en revanche, la protection du climat gagne en importance en tant que thème politique considéré comme essentiel. 

Début 2019, les migrations, l’économie, les finances, le chômage, le climat et l’environnement sont donc considérés à parts presque égales comme les thèmes les plus importants à traiter au niveau européen – la situation est toujours ouverte ! Dans le même temps, on voit poindre dans les chiffres que la question du climat pourrait devenir une nouvelle question polarisante. Il dépendra de la gauche et des capacités de celle-ci que cette tendance verte s’infléchisse au profit d’une vision sociale-écologique.

Thèmes politiques les plus importants au niveau de l’UE

 Thèmes les plus importants au niveau national dans son pays

Question posée : Quels sont d’après vous les principaux problèmes qui attendent votre propre nation actuellement ? (% – UE)

Réponses 2018/2019 : chômage (23), hausse des prix, inflation et coût de la vie (21), immigration (21), situation économique (15), retraites (15)

Source : Eurobaromètre Standard 90, automne 2018, p. 17. 

Quelle est l’importance de ces élections et quelle est leur importance pour la gauche ? Conclusions de synthèse

1.      Le virage très à droite décrit plus haut se poursuit, sur fond d’affaiblissement continu des partis traditionnels anciens. Ce basculement politique se manifeste déjà sur la scène européenne dans les domaines notamment des politiques migratoires et de la protection des réfugiés, ainsi que, tout particulièrement, pour ce qui touche à la sécurisation des frontières. L’annulation du programme européen de sauvetage en mer Sophia, qui avait été adopté par les conservateurs et les sociaux-démocrates symboliquement de manière conjointe, en est un exemple. L’objectif affiché de changer l’UE et les instruments dont elle dispose va contribuer à des affrontements parmi les plus féroces. La question de savoir quelles institutions garderont quelles compétences à l’avenir deviendra ici cruciale. Autrement dit, les enjeux ne porteront pas seulement sur des processus décisionnels à propos de politiques ou de sujets concrets, mais également sur des questions concernant les traités et les institutions eux-mêmes, le plus souvent dans une ambiance de conflit.

2.      Les Verts ont enregistré des gains électoraux parce que l’électorat leur a prêté une meilleure capacité à traiter des questions concernant notre futur. Cela vaut pour les enjeux autour du climat, mais aussi pour ceux du numérique – comme l’a montré en particulier la critique du droit d’auteur et la discussion sur la possibilité d’installer des outils de filtrage, un sujet qui a été discuté et négocié aux niveaux national et européen. Cela vaut également pour la protection de l’environnement, comme dans l’affaire de l’utilisation du glyphosate. Sur tous ces sujets, les Verts se sont montrés accessibles et capables de dialoguer au niveau européen, surtout en France, en Allemagne et aux Pays-Bas. Ils se sont appuyés au passage sur leur traditionnelle ouverture aux thématiques nouvelles et sur leur image acquise de parti protecteur de l’environnement et défenseur du climat. Certes, la gauche avait également mis la défense de l’environnement et du climat à son programme, comme en témoigne notamment le Manifeste sur le climat du GUE/NGL, publié peu de temps avant les élections. Mais le délai était trop court pour que la gauche réussisse à se rendre crédible sur ces thèmes. Quant à la plate-forme électorale du Parti de la gauche européenne, elle a listé cette thématique sans la développer autrement. Les idées enfin que La France insoumise a avancées dans son propre programme électoral n’ont pas fait l’objet d’une reprise dans un discours de gauche européen élargi qui aurait porté spécifiquement sur l’environnement et le climat. 

3.      La gauche européenne doit se mobiliser en faveur d’un programme et d’une transition à caractère social-écologique. Ce faisant, il faut cependant que nous prenions garde à ne pas copier les concepts avancés par d’autres. Nous devons développer notre propre agenda politique, de manière autonome, ensemble avec les mouvements sociaux, les initiatives citoyennes et les autres acteurs de la société civile, dans un processus interne de discussion à l’intérieur même de la gauche. Cela nécessite des espaces nouveaux et ouverts pour des discours de gauche les plus larges et rassembleurs possibles, débouchant sur des alliances mûries et bâties avec soin. La question sociale occupe ici une place d’importance particulière. Dans la dernière campagne électorale, cependant, l’apport concret de la gauche à l’Europe sur cette thématique restait invisible.  

Face aux résultats des élections européennes, la gauche doit non seulement accepter sa défaite évidente, mais également s’interroger sur les raisons de cet échec. Il n’y a pas de réponse simple. Ce n’est pas l’un des types de stratégie ou l’une des formes de parti de la gauche radicale qui a perdu, mais tous les types et toutes les formes à la fois. Seuls le Bloco au Portugal et le Parti du Travail de Belgique constituent des exceptions qu’il est intéressant d’examiner. Du côté des partis perdants, on trouve notamment Podemos, La France Insoumise, DIE LINKE, Syriza et KSČM. Ces exemples concrets de défaite ont pour toile de fond des contextes politiques profondément divers, des conflits nationaux concrets ainsi que des cultures d’organisation diverses. La question se pose de savoir s’il existe cependant des causes structurelles et stratégiques communes et si nous avons besoin de nouvelles formes de coopération en vue de l’élaboration d’une stratégie et d’un agenda européens communs. La majorité de la gauche a mené des campagnes essentiellement nationales pour ces élections européennes, les partis préférant s’appuyer sur leur force relative au plan national plutôt que sur une évidente faiblesse européenne. Or, seuls quelques-uns ont réussi à gagner de cette façon, – tandis que la gauche européenne achève de perdre ainsi sa valeur et son utilité.  

4.      En tant que gauche, il nous faut réfléchir sérieusement à nos méthodes et nos formes politiques. Parmi ces questions, il nous faut réfléchir à celle de savoir pourquoi nous sommes si mauvais pour effectuer des changements stratégiques pourtant nécessaires face à des situations de conflit mouvantes et des mobilisations elles-mêmes en transformation par ces temps d’effervescence. Nous devons nous poser la question de la fonction d’un parti qui n’a fait que 5 % au PE et de ce qu’il lui faudrait accomplir face aux défis à relever. La gauche doit se questionner pour se réinventer aux niveaux à la fois national et européen.

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N.B. : Tous les chiffres utilisés dans cet article ont été fournis par le site Web https://election-results.eu/ tels que publiés à partir du 26 juin 2019 (récupérés le 27 juin 2019).