Après le néolibéralisme… Quoi ?

Face au néolibéralisme moribond, seules la gauche radicale et l’extrême droite prétendent à la mise en place d’un système différent, analyse Walden Bello. Le professeur de sociologie et lauréat du prix Nobel s’exprimait à l’occasion d’une conférence récente consacrée à l’urgence climatique et à la crise du néolibéralisme.

Walden Bello est analyste pour l’ONG Focus on the Global South qu’il a cofondée à Bangkok. Il enseigne la sociologie comme professeur international associé à l’Université d’État de New York à Binghamton. Récipiendaire en 2013 du Right Livelihood Award (dit aussi « prix Nobel alternatif »), il s’est vu décerner en 2008 le titre d’Outstanding Public Scholar, ou « universitaire public remarquable », remis par l’International Studies Association. Il a tenu les propos ci-après lors de la conférence « Combattre le réchauffement climatique. Capitalisme vert ou changer de système ? » organisée le 11 mars 2021 par transform! Danemark.

La pandémie de Covid-19 est la deuxième crise majeure que traverse la mondialisation en l’espace d’une décennie. La précédente était la crise financière planétaire de 2008-2009, dont l’économie mondiale a mis des années à vaguement se remettre.

Une richesse nominale de plusieurs milliers de milliards de dollars est partie en fumée durant la crise de 2008, mais peu de gens ont pleuré sur les dérives des acteurs financiers qui ont déclenché la crise. Les conséquences sur l’économie réelle ont été autrement plus graves. C’est par dizaines de millions que les gens ont perdu leur emploi — dont 25 millions en Chine rien que pendant le second semestre 2008. Le fret aérien a chuté de 20 % en un an (ce qui a été bénéfique pour le climat). Les chaînes d’approvisionnement mondiales, dont beaucoup passaient par la Chine, ont été profondément déstabilisées. « L’intégration de l’économie mondiale est en recul sur presque tous les fronts  », déplorait The Economist.

Mais, en dépit des inquiétudes de The Economist, et à la consternation de celles et ceux qui avaient accueilli favorablement cette crise de la mondialisation, les réformes possibles n’ont pas été mises en œuvre. En place de cela, une fois passé le creux abyssal de la récession en 2009, les milieux d’affaires ont repris leur cours. Le monde a beau être entré dans ce que les économistes orthodoxes ont appelé une phase de « stagnation séculaire », ou de faible croissance accompagnée d’un niveau de chômage élevé constant, on a ainsi assisté à une reprise à marche forcée de la production orientée export ainsi que du commerce mondial via des chaînes d’approvisionnement planétaires destructrices du climat.

Le nouveau slogan de la « connectivité »

Si les émissions de CO2 ont connu un ralentissement au plus profond de la crise, elles sont vite reparties à la hausse. Le trafic de fret aérien a connu un rebond et les voyages aériens ont augmenté de façon encore plus spectaculaire. Après une baisse de 1,2 % en 2009, les voyages aériens ont en effet augmenté de 6,5 % en moyenne par an entre 2010 et 2019. On nous a présenté la « connectivité » dans les transports, en particulier dans le transport aérien, comme une clé du succès de la mondialisation. Pour reprendre les propos du directeur général de la puissante Association internationale du transport aérien (IATA) :

« Toute compression de la demande de connectivité aérienne fragilisera des emplois de haute qualité et l’activité économique elle-même, car cette dernière dépend de la mobilité mondiale. […] Les gouvernements doivent comprendre que la mondialisation a rendu notre monde plus prospère socialement et économiquement. Les entraves protectionnistes à la mondialisation entraîneront des pertes sèches d’opportunités. »

La Chine, les champions, la mondialisation et la connectivité

La mondialisation peut bien avoir permis une reprise, même fragile, elle n’en a pas moins perdu beaucoup en légitimité dans la crise financière et la stagnation mondiale consécutive, particulièrement aux États-Unis et en Europe où les mouvances de droite radicale se sont saisies de l’occasion pour promouvoir leur programme économique nationaliste. La Chine, quant à elle, profite du repli économique nationaliste et isolationniste de l’Occident pour se présenter désormais comme le nouveau champion de la mondialisation. En janvier 2017, le président Xi Jin Ping déclarait à Davos que « l’économie mondiale est le grand océan auquel vous ne pouvez échapper » et dans lequel la Chine « a appris à nager ». Il enjoignait les responsables politiques et les entreprises du monde entier « de s’adapter à la mondialisation et la piloter, d’en amortir les effets négatifs et orienter les bénéfices vers tous les pays et toutes les nations ».

Pour aller plus loin, Xi offrait d’appuyer ses propos par un mégaprogramme de mille milliards de dollars : la Belt and Road Initiative (BRI), dont le nom évoque les légendaires « routes de la soie » par lesquelles s’effectuait le commerce entre la Chine et l’Europe à l’orée des Temps modernes. Ce programme ambitieux de « nouvelles routes de la soie », qui consiste en la construction de barrages, de routes et de voies ferrées et en la mise en place de centrales à charbon et d’entreprises extractives, vise à promouvoir ce que Pékin a appelé « la connectivité mondiale ». Initialement destinée à « relier » l’Asie à l’Europe, la BRI s’est ouverte en 2015 à tous les pays du monde, de sorte que, au lieu d’une seule ceinture et une seule route, le projet prévoit désormais plusieurs itinéraires, y compris une « route de la soie polaire ».

Les zélotes de la mondialisation ont applaudi, mais ces propos se sont heurtés ailleurs à du scepticisme. Il y a été décelé parfois une entourloupe consistant à exporter le problème de la capacité excédentaire systémique de l’industrie lourde chinoise grâce à un asservissement des pays via l’emprunt, les pays se trouvant contraints de financer des projets massifs à forte intensité de capital. Focus on the Global South, l’organisation à laquelle j’appartiens, a décrit la BRI comme :

« un transfert au XXIe siècle, totalement anachronique, de l’état d’esprit technocratique tour à tour capitaliste, socialiste d’État et développementaliste qui a produit le barrage Hoover aux États-Unis, les projets de construction massifs dans l’Union soviétique de Staline, le barrage des Trois Gorges en Chine, le barrage de Narmada en Inde, ou encore le barrage Nam Theun 2 au Laos — ces témoignages de ce qu’Arundhati Roy a appelé la “maladie du gigantisme de la modernité” ».

En 2019 avant que ne surgisse la pandémie de Covid, et malgré l’aggravation de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, il n’apparaissait encore aucune alternative à la mondialisation.

Cette fois, c’est vraiment différent

La crise financière de 2008 n’a pas réussi à mettre un terme à la mondialisation. Au lieu de cela, la mondialisation est entrée dans une nouvelle phase, celle de la « connectivité ». Cette phase est aujourd’hui achevée. Alors que les pays dressent actuellement des barrières pour empêcher les personnes de se déplacer, et tandis que, parallèlement, on assiste au démantèlement (délibéré ou de facto) du transport des marchandises et des chaînes d’approvisionnement mondiales, une grande question se pose : qu’est-ce qui remplacera la mondialisation/connectivité en tant que nouveau « paradigme » ?

Les crises n’engendrent pas toujours de changements significatifs. C’est l’interaction ou la synergie entre deux éléments, l’un objectif, à savoir une crise systémique, et l’autre subjectif, à savoir la réponse psychologique des personnes à celle-ci, qui est décisive. Si la crise financière mondiale de 2008 était bien une crise profonde du capitalisme, l’élément subjectif, bref le rejet populaire du système, n’avait pas encore atteint une masse critique. La croissance forte des deux décennies précédentes a été soutenue par les dépenses de consommation, elles-mêmes financées par la dette. C’est pourquoi l’impact de la crise sur les gens a été violent — sans pour autant que ceux-ci en viennent à rejeter le système, ni pendant la crise, ni durant ses conséquences immédiates.

La situation est différente aujourd’hui. Le mécontentement et le rejet à l’égard du néolibéralisme avaient déjà atteint des niveaux très élevés dans le Nord global avant le coronavirus parce que les élites, pendant la décennie sombre qui a suivi la crise financière, se sont montrées incapables d’inverser le déclin du niveau de vie et d’empêcher le creusement rapide des inégalités. Aux États-Unis, l’esprit populaire a essentiellement retenu de la période que les élites ont préféré remettre à flot les grandes banques plutôt que de sauver les millions de propriétaires en faillite et prévenir le chômage de masse. Et dans une grande partie de l’Europe, notamment en Europe du Sud et de l’Est, l’expérience collective de la dernière décennie peut être condensée dans ce mot : austérité.

Pour résumer, la pandémie de coronavirus s’est abattue sur un système économique mondial qui était déjà déstabilisé et en crise aiguë de légitimité.

Donc, la composante subjective nécessaire au changement, c’est-à-dire la masse critique psychologique, est bien là. C’est une tornade qui attend d’être maîtrisée par l’une des forces politiques en compétition. La question est de savoir qui le fera. L’establishment planétaire tentera, bien entendu, de revenir à l’« ancienne normalité ». Mais il y a tout bonnement trop de colère, trop de ressentiment, trop d’insécurité qui a été mis en branle. Et il ne sera pas possible de forcer le génie à retourner dans sa bouteille. Bien que restant souvent en deçà des attentes, les interventions budgétaires et monétaires massives opérées par les États capitalistes en 2020 et 2021 ont fait comprendre aux gens qu’il existait des possibilités d’action dans un système différent qui aurait d’autres priorités et d’autres valeurs.

Le néolibéralisme est en train de mourir ; la seule question est de savoir si sa mort sera rapide ou « lente », pour reprendre les catégories de Dani Rodrik.

Qui se saisira de l’instant ?

Seules la gauche et l’extrême droite, à mon avis, sont de sérieux candidats dans cette course à la mise en place d’un autre système. Les progressistes ont proposé un certain nombre d’idées et de paradigmes passionnants développés au cours des dernières décennies sur la façon d’avancer vers une transformation véritablement systémique, par-delà le keynésianisme technocratique de gauche symbolisé par Joseph Stiglitz et Paul Krugman. Parmi ces alternatives véritablement radicales figurent le Green New Deal, le socialisme participatif, la décroissance, la démondialisation, l’écoféminisme, la souveraineté alimentaire, et le « Buen Vivir » ou « bien vivre ».

Le problème est que ces stratégies ne se sont pas encore traduites en masse critique. Elles ne trouvent pas d’écho à la base.

L’explication habituellement avancée est que les gens « n’y sont pas prêts ». Mais l’explication sans doute première est que la plupart des gens associent encore au centre-gauche ces courants dynamiques de la gauche. Sur le terrain, c’est-à-dire là où cela se joue, les masses peinent encore à faire la distinction entre, d’une part, ces stratégies et les personnes qui les défendent, et d’autre part, les sociaux-démocrates en Europe et le Parti démocrate aux États-Unis, qui ont participé au système néolibéral discrédité en espérant lui conférer un visage « progressiste ». Pour un grand nombre de citoyen·ne·s, le visage de la gauche, c’est encore le Parti social-démocrate (SPD) en Allemagne, le Parti socialiste en France et le Parti démocrate aux États-Unis. Or, leurs résultats ne sont guère inspirants, c’est le moins qu’on puisse dire.

En bref, la compromission du centre-gauche avec le néolibéralisme a terni le camp progressiste dans son ensemble, alors même, pourtant, que c’est de la gauche minoritaire et non étatique que la double critique du néolibéralisme et de la mondialisation est venue en premier dans les années 1990 et 2000. C’est un triste héritage de concessions au récit néolibéral dont les progressistes doivent se défaire avec détermination aujourd’hui pour reprendre pied dans le réel et transformer en une force positive et libératrice la colère et le ressentiment de masse qui aujourd’hui montent jusqu’à déborder.

Avantage : extrême droite

Malheureusement, l’extrême droite est celle qui est actuellement le mieux placée pour profiter du mécontentement mondial car, déjà avant la pandémie, les partis d’extrême droite recyclaient de manière opportuniste et partielle les positions et programmes anti-néolibéraux de la gauche indépendante — par exemple la critique de la mondialisation, l’extension de « l’État-providence » et la demande de plus d’intervention de la part de l’État dans l’économie — mais tout en les insérant dans un discours de droite.

L’Europe a vu des partis de droite radicale — parmi lesquels le Rassemblement national de Marine Le Pen en France, le Parti populaire danois, le Parti de la liberté d’Autriche, le parti Fidesz de Viktor Orbán en Hongrie — abandonner, au moins rhétoriquement, des pans entiers de leurs anciens programmes néolibéraux qui prônaient libéralisation et baisse de la fiscalité, pour se proclamer désormais à l’inverse en faveur de l’État-providence et d’une meilleure protection de l’économie nationale face aux engagements internationaux — toutefois exclusivement au bénéfice des personnes ayant la « bonne couleur de peau », la « bonne culture », la « bonne » ethnicité, la « bonne religion ». Essentiellement, c’est là l’ancienne formule « national-socialiste  » inclusiviste en termes de classe, mais racialement et culturellement exclusiviste. C’est malheureusement une stratégie porteuse dans notre époque troublée, comme en atteste la série inattendue de succès électoraux engrangés par l’extrême droite, qui a su attirer à elle de larges secteurs d’une base ouvrière autrefois majoritairement social-démocrate.

Et, bien sûr, sur le plan climatique, les partis et régimes d’extrême droite ne promettent rien d’autre qu’un désastre, comme en atteste la politique climato-négationniste internationale menée par Donald Trump pendant quatre ans. Les partis d’extrême droite peuvent se montrer en Europe un peu plus circonspects sur les questions climatiques en raison d’un accord populaire plus large à ce sujet dans les pays européens, mais vous pouvez avoir la certitude qu’ils ne voient pas la sauvegarde du climat comme une priorité.

Puisque les États-Unis sont le poids lourd dominant la politique mondiale, l’autoproclamé « leader du monde libre », permettez-moi de dire quelques mots sur les développements récents là-bas. La prise d’assaut du Capitole américain il y a deux mois de cela, le 6 janvier, souligne la menace massive posée par l’extrême droite qui domine désormais le Parti républicain, lequel était autrefois un parti de centre-droit.

Ce qui est le plus frappant à propos de ces élections, c’est que 47,2 % de l’électorat ait voté pour Trump malgré sa pitoyable gestion de la pandémie, ses mensonges, son attitude anti-scientifique, son caractère clivant et son appel du pied flagrant en direction de groupes nationalistes blancs comme le Ku Klux Klan et les Proud Boys. Plus de 11 millions de personnes supplémentaires ont voté pour Trump en 2020 par rapport à 2016.

57 % de l’électorat blanc (56 % des femmes, 58 % des hommes) ont choisi Trump. La solidarité blanche est en pleine ascension au point de devenir désormais l’idéologie constitutive du Parti républicain, bien mieux que l’opposition aux impôts, le rejet de l’avortement ou la défense sans réserve du marché.

De fait, même avant Trump, le soutien au Parti républicain était déjà majoritairement blanc.

Ce que Trump a réussi à faire au cours des dernières années sous sa présidence n’est pas tant d’avoir chamboulé une arène politique déjà polarisée sur le plan racial, mais d’avoir su mobiliser sa base raciste et fasciste pour prendre le contrôle quasi intégral du Parti républicain. C’est là que réside le danger désormais : la mobilisation néofasciste, sous la houlette d’un parti suprémaciste blanc, d’une population blanche qui décline en proportion et affronte davantage d’échecs électoraux en raison de sa perte d’hégémonie démographique.

Bien qu’aux États-Unis le pouvoir politique soit passé aux mains du président Joe Biden et du Parti démocrate, la réalité est qu’il existe maintenant dans ce pays un état de guerre civile larvé où le Parti républicain d’opposition apparaît désormais comme le parti de la suprématie blanche, tandis que le Parti démocrate est désormais perçu comme le parti des gens de couleur.

Les développements aux États-Unis présagent-ils l’avenir de l’Europe ?

… Mais il faut compter avec la gauche

Mais il serait insensé d’oublier la gauche. L’histoire a un mouvement dialectique complexe, avec des développements souvent inattendus ouvrant des brèches pour l’action à qui montre assez d’audace pour en profiter, penser à contre-courant et exprimer le désir de surfer sur la vague qui mène au pouvoir parmi les aléas — il y a beaucoup de potentiel à gauche, en particulier parmi la jeune génération. À cet égard, permettez-moi de terminer en rappelant à notre intention collective ce mot mémorable d’Antonio Gramsci : « Pessimisme de l’intellect. Optimisme de la volonté. »

Merci beaucoup !