Une politique étrangère et de sécurité « guidée par les valeurs »

Cornelia Hildebrandt présente une analyse de l’approche de politique étrangère et de paix contenue dans le contrat de coalition que le nouveau gouvernement allemand a présenté en novembre.

La politique étrangère allemande s’est caractérisée au fil des seize dernières années tant par sa continuité que par le poids politique personnel d’Angela Merkel, dont la culture politique de désescalade par le dialogue était internationalement perçue comme un facteur de stabilité majeur. Une coalition tripartite nouvelle est désormais aux commandes, composée du parti SPD social-démocrate qui a désigné le chancelier, des libéraux du FDP qui donnent le ton, et des Verts qui ont nommé l’ambitieuse ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, laquelle navigue entre, d’un côté, des exhortations à une politique extérieure et de sécurité adossée à des valeurs et à des règles, et, de l’autre, les contraintes d’un dialogue sur les enjeux climatiques. Qu’est-ce que cela signifie ?

Continuités de la politique étrangère allemande

L’Allemagne entend poursuivre ce qui a été jusqu’ici le fil conducteur de sa politique étrangère et de sécurité. En font partie ses engagements dans l’OTAN et le « partenariat transatlantique » avec les États-Unis — un pilier de la politique étrangère allemande — mais aussi dans l’OSCE, au Conseil de l’Europe et aux Nations unies. L’Allemagne se perçoit dans ces organisations comme un « partenaire fiable », susceptible le cas échéant d’engager la Bundeswehr dans des missions à l’étranger, à condition du moins que ses drones armés soient utilisés conformément au droit international. Comme sous les gouvernements précédents, des contradictions apparaissent : la « crédibilité de la dissuasion », le contrôle des armements et le désarmement participent chacun des caractéristiques essentielles et des objectifs de politique étrangère et de sécurité allemande, de même que des tentatives pour débarrasser le monde des armes nucléaires.

En 2018, la CDU et le SPD s’étaient mis d’accord déjà pour restreindre les exportations d’armes, mais sans efficacité politique avérée, comme l’avait montré, dans les derniers jours de la coalition en 2021, l’autorisation accordée à des exportations d’armes à hauteur de 9 milliards d’euros, dont 4,3 milliards rien que vers l’Égypte. L’expression utilisée, « politique étrangère d’un seul tenant », qui doit inclure le développement et les droits humains, n’a rien de neuf non plus, bien qu’il soit intéressant de noter que les concepts sont devenus particulièrement perméables entre eux. Sur proposition du FDP, 3 % du PIB devra être consacré à l’action internationale dans une approche interconnectée et inclusive, la diplomatie et les politiques de développement seront renforcées, et les engagements pris dans l’OTAN seront respectés.

Qu’y a-t-il de nouveau ?

1. Le rôle de l’Allemagne : leader du monde libre ?

Le président allemand Joachim Gauck, à la Conférence de Munich sur la sécurité de 2013, avait réclamé la fin de la « politique de retenue militaire » de l’Allemagne, arguant du poids économique de son pays dans la mondialisation. L’accord de coalition de 2018 avait ainsi reflété « le nouveau rôle de l’Allemagne », et inscrit celui-ci dans le cadre politique européen.

En 2021 cependant, il n’est pas question que d’intégration, mais aussi de leadership :

« Nous avons conscience de la responsabilité mondiale de l’Allemagne en tant que quatrième plus grande économie au monde. Nous assumons cette responsabilité et, dans le cadre de notre politique étrangère, de sécurité et de développement, nous renforcerons et refonderons nos partenariats, et nous agirons pour la défense de nos valeurs de liberté, de démocratie et de droits humains. »

Donc, la puissance économique mondiale engendre une responsabilité mondiale. De brèves références à l’histoire allemande affleurent certes en différents passages du traité de coalition, mais cela disparaît de la formulation des objectifs allemands de politique étrangère.

2. Solidaire ou conflictuel : l’engagement actif préféré à une posture de réserve

Les références aux droits humains, à la démocratie et à l’État de droit apparaissaient déjà dans les traités de coalition précédents. L’actuel document y ajoute, en raison de l’urgence écologique et climatique, la question du développement durable au sens large. Toutefois, ce n’est pas la question climatique qui domine les questions de politique étrangère et sécuritaire, mais le concept d’une politique étrangère et de sécurité « guidée par les valeurs » d’État de droit et de droits humains, notamment concernant les rapports aux États autoritaires — face auxquels le concept doit servir de boussole. C’est pourquoi une distinction est opérée, en matière de coopération multilatérale, entre, d’un côté, les États « qui partagent nos valeurs démocratiques », et, de l’autre, les États autoritaires comme la Russie et la Chine, face auxquels l’Allemagne se positionne en fonction d’une perception de « rivalité systémique », mais tout en les considérant, dans le même temps, comme incontournables pour la bonne résolution des problèmes d’écologie.

3. Un regard sur la Russie en évolution

D’une part, dans la tradition des gouvernements précédents, est rappelée l’importance de la Russie en tant qu’acteur international majeur, de même que l’importance d’entretenir des relations substantielles et stables avec elle. D’autre part, la volonté de dialogue est conditionnée à l’interprétation allemande du droit international, des droits humains et de l’ordre de paix européen, également aux intérêts et « inquiétudes particulières de nos partenaires d’Europe centrale et orientale », dont l’« appréhension diverse des menaces » (de la part de la Russie) sera prise en compte — si nécessaire en lien au cadre établi de la défense du territoire national et de la défense collective dans le cadre de l’Alliance. Il est donc nécessaire de maintenir un pouvoir de dissuasion crédible tout en poursuivant les efforts de dialogue. Le document réclame la fin immédiate des tentatives de déstabilisation de l’Ukraine, l’arrêt des violences dans l’est de l’Ukraine et la fin de l’annexion de la Crimée, qui constitue une violation du droit international.

Dans une perspective de gauche, l’annexion de la Crimée par la Russie doit être clairement condamnée en tant qu’infraction au droit international, de même que l’élargissement de l’OTAN à l’Est. En outre, le déploiement par la Russie de plus de 100 000 forces armées ainsi que de matériel militaire le long de la frontière ukrainienne revient à jouer avec le feu au péril de la guerre.

Mais ce sur quoi la politique étrangère des gouvernements allemands fait l’impasse — et cela est illustré par leur attitude à l’égard de la Russie —, c’est l’analyse des conflits dans une perspective historique qui intègre les évolutions des trente dernières années — une compréhension de la politique en tant qu’un processus d’action et de réaction qui tienne compte des intérêts de toutes les parties concernées. L’évaluation des options sur la table pour chacune des parties doit nécessairement considérer aussi l’inévitable fragilisation des intérêts russes sur le plan sécuritaire du fait de l’élargissement systématique de l’OTAN à l’Est, que ce soit avec la Bosnie-et-Herzégovine et la Serbie, pays candidats à l’adhésion, ou encore du fait des souhaits d’adhésion exprimés par la Géorgie et par l’Ukraine. Faute d’attention à ces contextes et aux options possibles, une telle politique mène, elle aussi, à la guerre.

4. La souveraineté stratégique de l’Union européenne

La souveraineté stratégique renvoie ici d’abord à la capacité autonome d’action en matière d’approvisionnement énergétique, de santé, d’importations de matières premières, de technologie et de sécurité des infrastructures critiques. L’Union européenne doit toutefois évoluer pour devenir un acteur capable d’agir à l’échelle mondiale, non seulement politiquement et économiquement, mais aussi militairement. Cela veut dire qu’il faut faire évoluer l’UE — si nécessaire au moyen des modifications des traités nécessaires et d’une « convention constituante » — pour s’acheminer vers « un État fédéral européen » décentralisé, organisé « sur la base des principes de subsidiarité et de proportionnalité et fondé sur la Charte des droits fondamentaux ». À ce propos, différents sous-objectifs — parfois contradictoires entre eux — sont formulés, comme le renforcement du Parlement via notamment un droit d’initiative ; la préférence de la méthode communautaire ; mais aussi le renforcement des possibilités de décisions à la majorité ; un droit de vote européen unifié avec des listes électorales partiellement transnationales et un scrutin nominal emmené par des têtes de listes ; des instruments accrus au service de l’État de droit ; le renforcement de la Cour de justice de l’Union européenne ; un « ministère des Affaires étrangères de l’UE » ; le renforcement de la coopération entre les armées nationales des États membres désireux de plus d’intégration, avec création d’un état-major civil et militaire, enfin le développement de Frontex en tant qu’agence européenne pour la protection des frontières. L’engagement de l’UE dans la lutte contre le changement climatique doit se faire dans le cadre d’un « plan d’investissement pour une Europe durable » en lien au pacte de croissance et de stabilité.

Contradictions et lacunes

Tout d’abord, il faut distinguer entre les déclarations d’intention et les projets concrets formulés. Parmi ces derniers, citons le rejet des systèmes d’armes létales autonomes et leur condamnation au niveau international, un règlement européen sur les exportations d’armes et une loi nationale sur le contrôle des armements, ou encore l’interdiction des exportations de matériel de défense « vers les États impliqués, directement et de manière avérée, dans la guerre au Yemen. »

En outre, le gouvernement allemand veut s’engager aussi en faveur de l’interdiction des armes biologiques et chimiques, pour un usage pacifique de l’espace et pour des initiatives rapides de recherche et développement dans le domaine des technologies de l’armement, notamment des armes biotechnologiques, hypersoniques et impliquant de l’intelligence artificielle, et il veut œuvrer aussi au développement du droit humanitaire international.

La politique étrangère allemande poursuit l’objectif d’une Allemagne dénucléarisée dans un monde libéré des armes nucléaires. À cette fin, l’Allemagne entend jouer un rôle de premier plan dans le renforcement des initiatives internationales de désarmement et des accords de non-prolifération, et se battre pour que la conférence de 2022 portant sur la révision du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) soit l’occasion d’une impulsion en faveur du désarmement. Cela inclut le soutien à l’accord New START entre les États-Unis et la Russie visant à réduire les armes nucléaires stratégiques. Dans le même temps, toutefois, le nouveau gouvernement fédéral refuse d’adhérer à la Convention des Nations unies sur l’interdiction des armes nucléaires et veut conserver le « partage nucléaire » interne à l’OTAN. Le choix de l’avion de combat remplaçant le Tornado et son processus « de commande et de certification de manière à permettre à l’Allemagne une participation à des missions nucléaires », s’inscrivent dans cette logique.

En comparant le contenu du contrat de coalition aux programmes électoraux des trois partis, on arrive à déceler la patte respective de chacun. En commun : l’insistance sur la politique extérieure et de sécurité « guidée par les valeurs » et les « relations étroites » à entretenir avec les États qui « partagent nos valeurs démocratiques », également la caractérisation d’« États autoritaires » pour la Russie ou la Chine, perçus comme une menace croissante et des « rivaux systémiques ». Les exigences de valeurs comme les droits humains s’émoussent néanmoins quand sont en jeu les droits des personnes réfugiées aux frontières extérieures de l’UE ou encore en Afghanistan et en Arabie saoudite.

La place secondaire à laquelle de fait est assignée la question climatique dans la politique extérieure et de sécurité est étonnante. Face aux défis existants, il ne suffit pas d’évoquer le besoin de partenariats climatiques internationaux, le nouveau Pacte vert européen ou la nécessité d’une coopération climatique mondiale y compris avec la Russie et la Chine. Le chapitre consacré par l’accord de coalition à la politique étrangère et de sécurité n’évoque par ailleurs pas davantage les nouvelles dimensions de conflit qui se dessinent, par exemple le nombre sans cesse croissant de personnes contraintes de quitter leur terre à la suite de catastrophes climatiques, ou encore le combat pour l’accès à l’eau potable.