Une union européenne de l’énergie peut-elle paver le chemin vers la paix entre l’Ukraine et la Russie ?

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Quel bénéfice la Russie escomptait-elle en février 2022 d’une victoire sur l’Ukraine ? Jürgen Klute aborde les causes de la guerre sous un autre angle — et pointe d’autres voies possibles de résolution pacifique et durable du conflit.

On s’étend volontiers dans la sphère publique sur les fantasmes de Grande Russie de Vladimir Poutine. Je ne veux pas nier la réalité de la chose, mais je doute en revanche que ce genre de fantasme suffise à déclencher une guerre. De mon point de vue, ce sont plutôt là d’habituels récits par lesquels tout seigneur de guerre essaie de faire avaler ses aventures à ceux qui vont risquer leur santé et leur vie pour lui.

Poutine veut-il « récupérer » davantage que le seul territoire russe ?

Qu’aurait gagné Poutine si son attaque contre l’Ukraine avait été victorieuse ? Ou, pour le formuler un peu autrement : par-delà les fantasmes de Grande Russie, est-il possible d’identifier chez Poutine ou dans le gouvernement russe un intérêt pour l’Ukraine plus concret en lien à des enjeux de long terme ?

Il faut d’abord rappeler que, avant l’invasion russe, l’Ukraine était le cinquième plus gros exportateur mondial de blé. Elle exporte aussi d’autres denrées alimentaires telles que les graines de tournesol et l’huile de tournesol. Avant l’invasion, la Russie était quant à elle première exportatrice mondiale pour le blé. Ensemble, la Russie et l’Ukraine totalisent environ 28 % des exportations mondiales de blé.

Les principaux acheteurs du blé russe sont l’Égypte (env. 31 %) et la Turquie (env. 17 %). De plus petites quantités sont exportées par la Russie vers le Nigéria, le Sénégal, le Soudan, les Émirats arabes unis et le Yémen. Les principaux acheteurs du blé ukrainien sont l’Égypte (env. 22 %) et l’Indonésie (env. 19 %). L’Ukraine fournit également du blé (6,3 %) à la Turquie, ainsi que, en quantités plus faibles, à Israël, au Maroc et à la Tunisie.

Qui contrôle l’Ukraine contrôle naturellement aussi l’agriculture ukrainienne. L’importance mondiale de la production céréalière ukrainienne a été clairement démontrée, même auprès des néophytes, lors de l’embargo qui a temporairement bloqué l’an dernier les livraisons de céréales dans les ports ukrainiens. En s’emparant de l’agriculture ukrainienne, la Russie aurait donc considérablement renforcé son rôle de premier producteur et exportateur mondial de céréales et aurait contrôlé à elle seule environ 28 % des exportations mondiales de blé — considéré comme le plus important aliment de base sur notre planète. Le pays n’y aurait pas seulement gagné une source de revenus supplémentaire. En tant que, de loin, le plus grand pays exportateur de céréales, la Russie aurait en outre conquis une capacité d’influence décisive : quelles quantités de céréales sont livrées, où et à quel prix. L’influence politique russe dans le monde en serait ressortie sensiblement accrue. Car le pouvoir politique ne provient pas seulement de la force militaire, mais aussi et surtout (en plus de la production industrielle et de la performance de la science et de la recherche) du contrôle de la production de denrées alimentaires — et de leur distribution.

Les gisements en matières premières de l’Ukraine occupent beaucoup moins les débats. Il ne s’agit pas seulement ici des réserves de charbon bien connues de la région ukrainienne du Donbass. Comme on s’en est aperçu il y a seulement quelques années, l’Ukraine dispose dans sa partie orientale des deuxièmes réserves de gaz naturel les plus importantes d’Europe. De ce fait, faisait remarquer n-tv le 29 septembre 2022, l’Ukraine est devenue un concurrent potentiel pour la Russie, capable elle aussi de fournir des quantités importantes de gaz à l’Europe.

Il existe cependant en Ukraine des gisements de matières premières largement plus intéressants encore, dont certains non encore exploités revêtent une importance majeure pour la transition énergétique. Le Washington Post y fait référence dans un article intitulé « Dans la guerre d’Ukraine, une bataille pour les richesses minérales et énergétiques de la nation » (In the Ukraine war, a battle for the nation’s mineral and energy wealth). Selon ses auteurs Anthony Faiola et Dalton Bennett : « Le Kremlin détrousse ce pays [l’Ukraine] de ce qui constitue la base de son économie — ses ressources naturelles. » (« The Kremlin is robbing this nation of the building blocks of its economy — its natural resources. ») Quelques lignes plus loin, les auteurs affirment que les réserves ukrainiennes de titane et de minerai de fer, les champs de lithium encore inexploités et les vastes gisements de charbon (parmi les plus importants au monde) ont une valeur de plusieurs milliards de dollars. D’après les deux auteurs, la Russie aurait déjà fait passer sous son contrôle, dès l’été 2022, 63 % des gisements de charbon de l’Ukraine, 11 % de ses gisements de pétrole, 20 % de ses gisements de gaz naturel, 42 % de ses métaux et 33 % de ses gisements en terres rares et autres minéraux importants, dont le lithium. L’invasion russe de l’Ukraine a donc eu un impact direct sur la sécurité de l’approvisionnement énergétique de l’Europe. Cela ne concerne pas seulement l’approvisionnement énergétique actuel, mais aussi une production d’énergie future respectueuse du climat, laquelle dépend de minéraux tels que le lithium et d’autres terres dites rares. Or, après le déclenchement de la guerre, les projets des entreprises minières occidentales pour l’exploitation de ces gisements ont été arrêtés, rapportent Faiola et Bennett.

La guerre de la Russie contre l’Ukraine est-elle une guerre pour la transition énergétique ?

Pourquoi la Russie aurait-elle un si grand intérêt à accéder à ces ressources agricoles et minières ukrainiennes, au point qu’elle en vienne à entamer une guerre contre son voisin ? Le cœur de la réponse réside d’une part dans l’économie russe, dont la structure se fonde sur l’extractivisme, c’est-à-dire sur l’exportation de produits agricoles et de ressources minérales, et, d’autre part, dans la transition énergétique entreprise par l’UE, qui prive précisément l’économie russe de son soubassement. La Russie est première exportatrice mondiale de combustibles d’origine fossile. Dans une interview accordée à la taz en avril de l’année dernière, l’expert russe en énergie Mikhaïl Krutichin chiffre la dépendance de la Russie à l’égard de ses exportations de pétrole et de gaz : celles-ci représenteraient environ 60 % des recettes totales de l’économie du pays et à peu près 1/3 du budget de l’État. Une sortie rapide des énergies fossiles à l’échelle de l’UE ou de la planète aurait donc des conséquences économiques particulièrement lourdes pour la Russie.

Dans un article de fond paru dans le Spiegel en septembre 2019, Stefan Schultz avait discuté déjà les conséquences géopolitiques et économiques de la transition énergétique. Il estimait que la transition énergétique modifie profondément la structure géopolitique et économique mondiale qui prévalait jusqu’ici. Cela affecte non seulement la Russie, mais aussi tous les États dont l’économie repose essentiellement sur l’exportation de combustibles fossiles.

Néanmoins, cet avis n’a reçu étonnamment qu’un écho très limité. Une contribution sur le site Internet de la radio allemande Deutschlandfunk du 14 octobre 2021 s’interroge cependant : la réduction des livraisons de gaz russe en Europe, à laquelle on assistait déjà alors, pourrait-elle être une tentative de contrecarrer la transition énergétique de l’UE ?

Quelques jours après cet article, le Spiegel a fait paraître à son tour une interview de l’expert en énergie russe Mikhaïl Krutichin déjà cité, et auquel l’article de la Deutschlandfunk faisait lui-même référence aussi. Dans cette interview, Krutichin insiste plus explicitement encore sur l’idée que le gouvernement russe voit d’un œil critique la transition énergétique de l’UE, et il estime que Poutine a l’intention de forcer l’UE à reporter son passage aux énergies renouvelables par le chantage (arrêt des livraisons de gaz).

Pendant ce temps, le groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), s’appuyant sur des études récentes, déclarait qu’il fallait encore accélérer la décarbonisation au-delà de ce qui avait été décidé jusqu’ici pour avoir une chance de respecter l’objectif de 1,5° C de l’accord de Paris sur le climat. D’après ces études, il faudrait réussir à diviser par deux les émissions de CO2 d’ici 2030. Un article du Wiener Standard du 8 février 2023 corrobore cette sombre vision. Au cours de la dernière période interglaciaire, rapporte le journal, les températures moyennes mondiales étaient supérieures de « seulement » 0,5 à 1,5° C aux températures antérieures à la révolution industrielle, mais cela n’avait pas empêché la fonte intégrale de la calotte glaciaire arctique lors de ces réchauffements climatiques d’une ampleur pourtant plus faible. Les enseignements de la recherche sur le climat se multiplient concernant la nécessité d’accélérer fortement la décarbonisation de l’économie mondiale afin de pouvoir maintenir le réchauffement climatique à un niveau supportable pour les humains.

Voilà qui met la pression du changement, une fois de plus, sur les États dont l’économie repose essentiellement sur l’exploitation des énergies fossiles. Le ministère allemand des Affaires étrangères avait déjà pris conscience du problème et, jusqu’à l’invasion russe de l’Ukraine, avait offert à la Russie de coopérer pour la production et la fourniture d’hydrogène dans le but de prévenir un effondrement économique du pays et de lui ouvrir de nouvelles perspectives d’avenir post-énergies fossiles.

Une « pacification par transfert de richesses » irréaliste dans le cas de la Russie

Sous cet angle, la guerre russe contre l’Ukraine peut donc être aussi interprétée comme une guerre portant sur la transition énergétique. Le politologue Heribert Münkler soutient indirectement cette thèse. Dans son article « De Poutine à Erdogan : comment pacifier les révisonnistes. Le retour de la géopolitique en Europe » (paru dans le numéro de janvier 2023 de la revue Blätter für deutsche und internationale Politik), il examine les potentiels moyens d’agir face aux systèmes autoritaires afin d’éviter autant que possible les conflits armés. Münkler développe trois stratégies de solutions, dont la première est a priori pertinente pour nous : une pacification par transfert de richesses. Münkler prend pour point de départ de sa réflexion le fait que la région entière de la mer Noire est en crise. Selon lui, la cause principale en est à chercher dans les désintégrations des empires tsariste et ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale. Pour réduire les tensions sociales qui résultent, d’une part, de la perte de la grandeur et de l’importance passées ainsi que de la prospérité d’autrefois, et, d’autre part, d’un regard nostalgique sur « l’âge d’or » perdu, il est possible selon Münkler d’intégrer ces sociétés dans le présent via des transferts de richesses et la participation au développement économique, si bien que les souvenirs de « passé glorieux » peuvent s’estomper dans la prospérité présente.

Quelques lignes plus loin, Münkler poursuit : « La fonction complémentaire des transferts de richesse est l’interdépendance économique. Il était donc logique » de vouloir « pacifier ce grand acteur potentiellement révisionniste qu’est la Russie en lui achetant ses énergies fossiles et matières premières, lesquelles, transportées par pipeline, s’avèrent beaucoup moins chères et même plus vertes que ses alternatives. En échange, la Russie achète des technologies avancées » par lesquelles « un transfert de richesses s’opère. »

Ce concept de pacification que décrit Münkler, par le transfert de richesse et sur la base des énergies fossiles, a été appliqué avec succès pendant plusieurs décennies. Or, il est évident que la transition énergétique de l’UE ébranle ce concept dans ses bases mêmes. À cela s’ajoute que la Russie actuelle ne dispose pas d’une économie hautement développée permettant une participation large de la société aux transferts de richesse : ces derniers ont été accaparés par une élite économique restreinte. Il est irréaliste d’espérer à court terme la transformation de l’économie russe pourtant rendue nécessaire par les impératifs climatiques et la sortie rapide de la production d’énergies fossiles.

Ce qui complique encore les choses, c’est que la Russie domine actuellement la Fédération de Russie, dont elle contrôle les foyers de conflit via ses forces militaires, tandis qu’elle est de surcroît engagée militairement (au moins indirectement) en Syrie et en Afrique. L’expert russe en énergie Krutichin déjà cité indiquait qu’environ un tiers des revenus de l’État russe proviennent de l’exportation de combustibles fossiles. Une chute de ces recettes consécutive à une sortie rapide de la production d’énergie fossile aurait donc un impact très négatif également sur les activités politiques et militaires de la Russie.

L’objectif de l’incorporation de l’Ukraine dans l’État russe peut donc être compris, dans le contexte décrit ci-dessus, comme une tentative de compenser les pertes résultant de la transition énergétique de l’UE. S’assurer le contrôle des ressources naturelles utiles à la transition énergétique procure d’une part de nouvelles sources de revenus et, d’autre part, offre un levier d’influence également sur la mise en œuvre, l’organisation et même les retards de la transition énergétique. Enfin, l’Ukraine, en raison de l’ensoleillement fort de ses régions, peut également être une bonne candidate à la production d’hydrogène vert.

Une perspective possible de paix durable par une union européenne de l’énergie

La transition énergétique et le réchauffement climatique pourraient pourtant également fournir des clés pour sortir de la guerre actuelle. Il faut distinguer ici entre le problème à très court terme de mettre fin aux combats — et la question à moyen terme d’une perspective européenne de paix. Nous traitons ici de la perspective de plus long terme.

Certes, la guerre russe contre l’Ukraine relègue actuellement le réchauffement climatique au second plan. Et il n’est pas évoqué ici le fait que la guerre alimente ce dernier. Il n’empêche que le réchauffement climatique reste le problème le plus urgent auquel nous nous confrontons. La crise climatique ne connaît pas de frontières. C’est pourquoi on ne peut l’enrayer que si on stoppe le réchauffement climatique sans s’arrêter aux frontières nationales et aux conflits existants.

Une paix durable entre la Russie et l’Ukraine, mais aussi l’apaisement de la région plus vaste autour de la mer Noire et jusqu’au Moyen-Orient, présuppose l’existence d’une perspective attrayante et réaliste. Une union européenne de l’énergie pourrait fournir cette perspective. Elle serait plus large que l’Union européenne, tout en ayant une intégration politique bien plus étroite. Cela ouvrirait la porte d’une part à des pays comme la Grande-Bretagne et la Norvège, d’autre part à l’Ukraine et à la Russie ainsi qu’à la Turquie et à d’autres pays du Moyen-Orient dont les économies dépendent aujourd’hui fortement de l’exportation de pétrole et de gaz. Ces pays aussi ont besoin d’une perspective économique pour la période post-transition énergétique. Une extension à l’ensemble des pays riverains de la Méditerranée pourrait peut-être faire sens également. La question des partenariats énergétiques avec les pays africains figure déjà à l’ordre du jour de l’UE.

La tâche principale d’une transition énergétique européenne, son objet même, serait de mettre en œuvre cette transition énergétique dans le but d’enrayer le réchauffement climatique.

La recherche n’a cessé jusqu’à présent de rappeler qu’un traité de paix a besoin, pour durer, d’être cosigné par des puissances garantes. Cela se fait généralement sur le plan militaire, mais avec le risque alors qu’en cas de rupture du traité de paix, les puissances garantes soient directement aspirées dans une guerre avec la Russie voire, sous certaines circonstances, avec l’Ukraine. L’intégration de l’Ukraine et de la Russie dans une union européenne de l’énergie offrirait en revanche la possibilité de développer un cadre civil garantissant le respect d’un traité de paix.

La Russie et l’Ukraine disposent toutes deux de ressources considérables qui sont nécessaires à la mise en œuvre technique de la transition énergétique. Une union européenne de l’énergie offrirait donc aux deux pays des perspectives de développement économique leur permettant de dépasser le problème de la production d’énergie fossile.

Quels sont les avantages d’une union européenne de l’énergie pour la Russie ?

Reste à savoir quel intérêt la Russie pourrait avoir à une union européenne de l’énergie sur le long terme. À cela aussi, il y a me semble-t-il une réponse convaincante : le lent dégel du permafrost en Russie. D’une part, les sols en dégel menacent de libérer d’énormes quantités de gaz nouvelles nocives pour le climat, accélérant encore le réchauffement climatique. D’autre part, les régions où se trouve le permafrost n’ont pas d’infrastructures conçues pour des sols dégelés. Le dégel des sols entraînerait donc d’énormes dommages et des coûts extrêmement élevés pour la Russie. On peut encore éviter le pire. Et ce serait autant dans l’intérêt de la Russie que dans celui de l’Ukraine et de l’Europe dans son ensemble. Après un an de guerre, ni la Russie ni l’Ukraine ne sont capables de mettre en œuvre ni de financer par elles-mêmes une transition énergétique pourtant nécessaire à ces deux pays. Mais à l’intérieur d’une union européenne de l’énergie, les deux pays conserveraient encore une chance. Quant à l’UE, elle pourrait de même, dans ce cadre, orienter toutes ses ressources vers le financement de la transition énergétique plutôt que de les employer à des livraisons d’armes nuisibles au climat. Les États du Moyen-Orient disposeraient également d’une perspective post-fossile pour leurs économies.

Le chemin de la pacification ne passe plus au 21e siècle par des transferts de richesse, mais par une lutte commune contre le réchauffement climatique — en d’autres termes, par une union de l’énergie.

Note de l’auteur :
Cet article est basé sur un échange de vues entre l’auteur et le député européen Helmut Scholz (DIE LINKE).